Publié sur Voix Arabes

Égypte : quand être "ultra" devient la norme

ImageC’est vrai, je l’admets, je suis supporter du club de foot de Zamalek. Pour ceux d’entre vous qui l’ignorent, sachez que Zamalek est célèbre pour être l’éternel deuxième ! L’équipe semble toujours à deux doigts de remporter le titre… et elle rate toujours la dernière marche. Si vous êtes cardiaque ou en passe de le devenir, devenez supporter de Zamalek. Je vous garantis que vous serez bon sous peu pour une visite chez le cardiologue. Eh oui, c’est à vous fendre le cœur.

Bon et puis, il y a Al Ahly. Eux finissent toujours premiers et parviennent toujours à s’emparer du point — ou plutôt du but — que convoite Zamalek. Comment dire ? Ils raflent tout : les budgets, les fans… qui portent tous du rouge, la couleur de l’équipe.

Au base-ball, Al Ahly, ce seraient les Yankees, et Zamalek, le Boston Red Sox. Bien entendu, chaque groupe de supporters déteste l’autre. De passage en Égypte, j’ai proposé à mon beau-frère et ses deux fils — Khaled, 15 ans et Miko, 13 ans — d’aller voir un match de Zamalek. C’est une question délicate parce que Miko et son père sont des fans d’Al Ahly. Khaled, lui, s’en fiche éperdument : pour lui, ce jeu de barbares, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Il n’a pas tort.

Mais mon offre est tombée à plat. Aujourd’hui, les gens ne vont plus au stade, que ce soit pour voir Al Ahly ou Zamalek. Mon beau-frère m’explique pourquoi : " C’est à cause des ultras. Avec eux, c’est devenu pratiquement impossible d’assister aux matchs". Comme je lui demandais qui étaient ces "ultras", il m’a dit que j’allais bientôt avoir l’occasion de le savoir par moi-même : alors que je n’avais pas vu jouer ces deux clubs depuis des années, ils allaient justement passer à la télé deux soirs de suite.

Le premier match opposait Al Alhy à Ghazl El Mehall. Le public n’était qu’une immense vague rouge, qui chantait et sautait en chœur. Et cela a duré tout le match. C’est ça, les ultras : des dizaines de milliers de supporters d’Al Ahly, enragés, alignés d’un côté du stade avec un type au milieu, excité comme une puce, et tous affublés du costume et du masque du film Scream. Croyez-moi, c’est effrayant.

Distrait un moment, j’ai raté un but. Je suis incapable de dire qui a tiré. Mais les ultras se sont mis à balancer sur le terrain tout ce qui leur tombait sous la main, proférant des blasphèmes qui ont forcé la chaîne publique de télévision à couper le son. Très vite, la scène a tourné à la foire d’empoigne. Des supporteurs furieux ont envahi le terrain, voulant apparemment s’approcher de l’arbitre qui, tout aussi rapidement, a quitté les lieux, escorté par les forces de sécurité centrale, les Al Amn Al Markazy. Dans un chaos grandissant, on pouvait voir les fans lancer des objets sur la police avant de charger et les forces de sécurité, dans leurs tenues antiémeutes, reculer d’un pas puis charger les supporters. Ce petit pas de deux a duré jusqu’à ce que le match soit arrêté. La télévision a interrompu la retransmission au moment où la rixe était à son comble, mais j’en avais vu assez...

J’ai demandé à mon beau-frère qui étaient ces ultras, qui les finançait et qui pouvait avoir envie de transformer des supporters en casseurs prêts à investir un stade dès que leur équipe perd. C’est mon neveu Miko qui a répondu : " Tonton, c’est comme ça, maintenant. Les ultras sont tous les mêmes, qu’ils soutiennent Al Ahly ou Zamalek. Le match vire au chaos. Tu vois plus de coups de poing que de passes".

C’est alors que ça a fait tilt. Toute l’Égypte est devenue ultra. Soit tu es un ultra-supporter de Al Ahly ou de Zamalek, soit tu éteins la télé. Soit tu es un religieux ultra-extrémiste, soit tu es un ultra-libéral. Soit tu es un ultra-opposant au nouveau gouvernement, soit tu es un ultra-partisan de l’armée qui l’a nommé — même si là, on parle vraiment d’une minorité.

Et si l’on en croit les médias égyptiens, tous ces ultras ont des appuis financiers divers et variés. Les ultra-conservateurs sont alimentés par les Saoudiens et les pays du Golf — c’est du moins ce qu’on prétend. Quant aux ultra-libéraux, ils seraient financés par l’Occident. En tout cas, tous ont l’air d’avoir des tonnes d’argent pour rallier des gens à leur cause, faire de la publicité pour leurs programmes, participer à des talk-show, et j’en passe. Un groupe islamiste ultra-conservateur a envoyé un de ses représentants à la télé pour défendre sa plateforme. Si cela ne tenait qu’à eux, a-t-il annoncé fièrement, les femmes égyptiennes seraient obligées de porter le voile et devraient renoncer à travailler et à conduire ; et les rues seraient remplies d’hommes armés de bâtons pour corriger toute femme "désobéissante". Il a quand même ajouté que les touristes pourraient échapper au bâton si tant est qu’elles puissent prouver qu’elles ne sont pas des ressortissantes égyptiennes.

Cette sortie a poussé une jeune femme ultra-libérale à poser dans la tenue d’Ève pour YouTube et Facebook, en signifiant : " Voici ma réponse à quiconque voudrait m’obliger à porter un voile. À partir de maintenant, je me balade à poil".Bon, d’accord, elle n’a pas vraiment dit ça, mais c’est l’idée. Le lendemain, son fiancé est passé à la télé pour dire qu’il la soutenait totalement et qu’ils envisageaient de se déshabiller tous les deux ensemble, un de ces jours, pour envoyer un message encore plus fort. Quand le jeune Miko m’a demandé si je voulais regarder la vidéo de la fille "toute nue", je me suis dit que décidément, les choses prenaient un drôle de tour.

Sérieusement, c’est quoi cette histoire ? Non, je ne tiens pas à regarder cette vidéo, même si vraisemblablement toute l’Égypte l’a vue et sans doute plus d’une fois. Pourquoi tout le monde a viré ultra ? Hein, pourquoi ? Où sont passés ceux qui restent sagement au milieu ? Les modérés ? Les tempérants ? Ne dit-on pas que les excès sont mauvais pour la santé ?

Et comment se fait-il que la démocratie, cette promesse de la révolution, aboutisse à  ce que la moitié de la population égyptienne, les femmes, y aient tant à perdre ? Au fait, j’oubliais de vous dire : l’ultra-conservateur, à la télé, a qualifié la démocratie de haram (péché) lorsqu’on lui a demandé ce qu’il en pensait.  C’est très ultra, ça. J’espère juste qu’il se montrera un peu plus modéré quand il s’agira de soutenir son équipe de foot préférée. Même si la seule chose qu’elle arrive à faire, c’est vous briser le cœur.

Auteurs

Khaled Sherif

Chef de l’administration

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