Les institutions politiques peuvent-elles limiter les comportements de « recherche de rente » (l’obtention de profits excessifs en l’absence de concurrence) chez les élites dirigeantes ? C’est le cas, dès lors qu’elles fonctionnent bien, affirment les quatre auteurs (Jørgen Juel Andersen, Niels Johannesen, David Dreyer Lassen et Elena Paltseva) d’une étude intitulée en anglais
Petro Rents, Political Institutions, and Hidden Wealth: Evidence from Offshore Bank Accounts.
Ces chercheurs ont examiné de manière inédite des données publiques sur les dépôts bancaires situés dans les paradis fiscaux afin de déterminer si le pétrole est vraiment la « malédiction » décrite par divers politologues et spécialistes du développement (inutile de faire durer le suspense, la réponse est « oui »…).
Ils ont mis en évidence une corrélation entre les flux financiers en direction des comptes offshore et les fluctuations du cours du pétrole : les comptes offshore gonflent quand le pétrole est cher, tandis que la récente baisse spectaculaire de son cours s’est accompagnée de sorties de fonds des paradis fiscaux. Cet argent est retourné d’où il venait. Ce phénomène a été particulièrement manifeste au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. La richesse offshore en provenance de cette région est bien plus abondante que partout ailleurs dans le monde, et elle croît ou décroît en fonction du cours du pétrole. Les auteurs du rapport ont observé qu’une hausse de 10 % de la richesse pétrolière se traduit par une progression de 2,2 % des dépôts offshore.
Les institutions publiques jouent un rôle essentiel dans la gestion des recettes pétrolières : 90 % des monopoles pétroliers appartiennent à l’État. La seule autre matière première qui se rapproche de (très loin) de cette situation est le cuivre (24 %). Niels Johannesen est venu présenter à la Banque mondiale les conclusions de l’étude, et nous avons eu l’opportunité de discuter avec lui de ce que ses travaux révèlent sur la relation malsaine entre pétrole et fragilité institutionnelle.
Niels Johannesen : On observe qu’en période de renchérissement du pétrole, et donc de profits exceptionnels pour les pays producteurs, qui se retrouvent alors avec beaucoup de liquidités, les fonds des comptes offshore détenus par des résidents de ces pays s’accroissent, mais seulement si le pays est doté de mauvaises institutions. C’est donc uniquement dans les pires autocraties que l’on peut établir un lien entre ces revenus exceptionnels et l’argent qui apparaît dans les comptes offshore.
Q. Vous avez donc décelé une forte corrélation entre une hausse du cours du pétrole et une hausse des comptes offshore ?
Johannesen : Ce qui est intéressant, c’est que l’on parvient également à cette conclusion pour les périodes d’incertitude politique. C’est ce que nous avons observé en tentant de définir un lien plus étroit entre l’évolution des comptes dans les paradis fiscaux et ce qui se passe en même temps dans les pays d’origine des fonds. Qu’arrive-t-il, par exemple, s’il y a un coup d’État dans un pays ? Eh bien, on constate que quelques trimestres avant le coup d’État, de l’argent arrive brusquement dans les paradis fiscaux, les détenteurs d’actifs du pays concerné anticipant ainsi le soulèvement à venir. De même avant des élections. Vous vous demandez s’il y a des élections dans les autocraties ? Oui, les autocraties en organisent. Souvent, le pouvoir cherchera à truquer l’élection, pour ne pas risquer de la perdre… Là encore, on constate une expansion des comptes offshore juste avant le scrutin.
Q. Vous parvenez donc à effectuer un suivi des comptes offshore malgré le secret bancaire qui caractérise souvent les paradis fiscaux ?
Johannesen : Nous disposons de données provenant de la BRI, la Banque des règlements internationaux, qui obtient ces informations des paradis fiscaux eux-mêmes. Il s’agit de données bilatérales : nous connaissons, par exemple, le montant total des dépôts en Suisse effectués par des Saoudiens. Nous ignorons l’identité de ces personnes, nous savons uniquement le total des dépôts qu’ils détiennent. Il en va de même pour les dépôts des Nigérians au Luxembourg ou des Vénézuéliens au Panama, par exemple. Depuis des années, ces chiffres servent à la BRI à calculer des statistiques sur le compte de capital (pour déterminer les mouvements de capitaux entre les pays), mais, jusqu’ici, ils n’étaient pas utilisés pour ce type de recherches.
Q. Que révèle cette relation ?
Johannesen : Elle nous renvoie à la question de la « malédiction des ressources naturelles ». D’après cette théorie, il peut être mauvais pour un pays de posséder des ressources naturelles, notamment parce que cela crée des « rentes » dont différents acteurs politiques voudront se saisir. Cette situation peut entraîner de l’instabilité, des guerres civiles ou une mauvaise gouvernance. Et je pense que personne ne s’est réellement intéressé au fait que ces ressources naturelles sont particulières étant donné que l’élite dirigeante peut les extraire et les détourner à des fins d’enrichissement personnel. Nous analysons également d’autres types de rentes. Par exemple, les cours mondiaux du blé, du riz et du bois fluctuent eux aussi et créent des rentes économiques, mais celles-ci ne sont pas contrôlées par l’État… et nous n’observons pas de relation entre ces rentes-là et les fonds déposés sur les comptes offshore. On peut donc en conclure que les ressources naturelles sont une source de rentes pour la classe politique, ce qui peut saper la stabilité du système politique d’un pays.
Q. Je suppose que vous avez également étudié le pétrole de la mer du Nord ?
Johannesen : Nous comparons un ensemble d’autocraties à d’autres pays, comme la Norvège qui est également un producteur de pétrole. Nous observons des signes de détournement de rentes par les responsables politiques uniquement dans les pays dotés des pires institutions. Donc, lorsqu’un pays tombe en deçà d’un certain niveau, et qu’il devient une autocratie, avec tout ce qui la caractérise, alors ce problème survient, mais lorsqu’il dépasse ce niveau, le problème semble disparaître. Et la Norvège, qui affiche de très bons scores pour tous les indicateurs des institutions politiques, se classe à l’évidence dans la catégorie des pays pour lesquels vous n’observez pas ce type de relation dans les données.
Q . La relation que vous avez établie est-elle intéressante en dehors de la recherche ?
Johannesen : Je n’irais pas jusqu’à utiliser ces indicateurs pour chiffrer le volume total d’argent volé. En effet, les données comportent encore tellement de limites que nous ne pouvons pas observer l’ensemble du portefeuille d’actifs. Nous ne voyons que les dépôts. Nous n’avons pas d’informations sur les fonds détenus à travers des structures indirectes, par exemple. Nous ne savons donc pas tout, mais les mouvements que nous observons sur les comptes correspondent parfaitement à l’évolution du cours du pétrole. Actuellement, les économistes qui se consacrent à l’économie politique accordent beaucoup d’importance au rôle des institutions, qui sont considérées comme le principal déterminant des résultats sur le long terme : l’idée est que la croissance dépend en fait de la manière dont votre système politique est structuré.
Ces chercheurs ont examiné de manière inédite des données publiques sur les dépôts bancaires situés dans les paradis fiscaux afin de déterminer si le pétrole est vraiment la « malédiction » décrite par divers politologues et spécialistes du développement (inutile de faire durer le suspense, la réponse est « oui »…).
Ils ont mis en évidence une corrélation entre les flux financiers en direction des comptes offshore et les fluctuations du cours du pétrole : les comptes offshore gonflent quand le pétrole est cher, tandis que la récente baisse spectaculaire de son cours s’est accompagnée de sorties de fonds des paradis fiscaux. Cet argent est retourné d’où il venait. Ce phénomène a été particulièrement manifeste au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. La richesse offshore en provenance de cette région est bien plus abondante que partout ailleurs dans le monde, et elle croît ou décroît en fonction du cours du pétrole. Les auteurs du rapport ont observé qu’une hausse de 10 % de la richesse pétrolière se traduit par une progression de 2,2 % des dépôts offshore.
Les institutions publiques jouent un rôle essentiel dans la gestion des recettes pétrolières : 90 % des monopoles pétroliers appartiennent à l’État. La seule autre matière première qui se rapproche de (très loin) de cette situation est le cuivre (24 %). Niels Johannesen est venu présenter à la Banque mondiale les conclusions de l’étude, et nous avons eu l’opportunité de discuter avec lui de ce que ses travaux révèlent sur la relation malsaine entre pétrole et fragilité institutionnelle.
Niels Johannesen : On observe qu’en période de renchérissement du pétrole, et donc de profits exceptionnels pour les pays producteurs, qui se retrouvent alors avec beaucoup de liquidités, les fonds des comptes offshore détenus par des résidents de ces pays s’accroissent, mais seulement si le pays est doté de mauvaises institutions. C’est donc uniquement dans les pires autocraties que l’on peut établir un lien entre ces revenus exceptionnels et l’argent qui apparaît dans les comptes offshore.
Q. Vous avez donc décelé une forte corrélation entre une hausse du cours du pétrole et une hausse des comptes offshore ?
Johannesen : Ce qui est intéressant, c’est que l’on parvient également à cette conclusion pour les périodes d’incertitude politique. C’est ce que nous avons observé en tentant de définir un lien plus étroit entre l’évolution des comptes dans les paradis fiscaux et ce qui se passe en même temps dans les pays d’origine des fonds. Qu’arrive-t-il, par exemple, s’il y a un coup d’État dans un pays ? Eh bien, on constate que quelques trimestres avant le coup d’État, de l’argent arrive brusquement dans les paradis fiscaux, les détenteurs d’actifs du pays concerné anticipant ainsi le soulèvement à venir. De même avant des élections. Vous vous demandez s’il y a des élections dans les autocraties ? Oui, les autocraties en organisent. Souvent, le pouvoir cherchera à truquer l’élection, pour ne pas risquer de la perdre… Là encore, on constate une expansion des comptes offshore juste avant le scrutin.
Q. Vous parvenez donc à effectuer un suivi des comptes offshore malgré le secret bancaire qui caractérise souvent les paradis fiscaux ?
Johannesen : Nous disposons de données provenant de la BRI, la Banque des règlements internationaux, qui obtient ces informations des paradis fiscaux eux-mêmes. Il s’agit de données bilatérales : nous connaissons, par exemple, le montant total des dépôts en Suisse effectués par des Saoudiens. Nous ignorons l’identité de ces personnes, nous savons uniquement le total des dépôts qu’ils détiennent. Il en va de même pour les dépôts des Nigérians au Luxembourg ou des Vénézuéliens au Panama, par exemple. Depuis des années, ces chiffres servent à la BRI à calculer des statistiques sur le compte de capital (pour déterminer les mouvements de capitaux entre les pays), mais, jusqu’ici, ils n’étaient pas utilisés pour ce type de recherches.
Q. Que révèle cette relation ?
Johannesen : Elle nous renvoie à la question de la « malédiction des ressources naturelles ». D’après cette théorie, il peut être mauvais pour un pays de posséder des ressources naturelles, notamment parce que cela crée des « rentes » dont différents acteurs politiques voudront se saisir. Cette situation peut entraîner de l’instabilité, des guerres civiles ou une mauvaise gouvernance. Et je pense que personne ne s’est réellement intéressé au fait que ces ressources naturelles sont particulières étant donné que l’élite dirigeante peut les extraire et les détourner à des fins d’enrichissement personnel. Nous analysons également d’autres types de rentes. Par exemple, les cours mondiaux du blé, du riz et du bois fluctuent eux aussi et créent des rentes économiques, mais celles-ci ne sont pas contrôlées par l’État… et nous n’observons pas de relation entre ces rentes-là et les fonds déposés sur les comptes offshore. On peut donc en conclure que les ressources naturelles sont une source de rentes pour la classe politique, ce qui peut saper la stabilité du système politique d’un pays.
Q. Je suppose que vous avez également étudié le pétrole de la mer du Nord ?
Johannesen : Nous comparons un ensemble d’autocraties à d’autres pays, comme la Norvège qui est également un producteur de pétrole. Nous observons des signes de détournement de rentes par les responsables politiques uniquement dans les pays dotés des pires institutions. Donc, lorsqu’un pays tombe en deçà d’un certain niveau, et qu’il devient une autocratie, avec tout ce qui la caractérise, alors ce problème survient, mais lorsqu’il dépasse ce niveau, le problème semble disparaître. Et la Norvège, qui affiche de très bons scores pour tous les indicateurs des institutions politiques, se classe à l’évidence dans la catégorie des pays pour lesquels vous n’observez pas ce type de relation dans les données.
Q . La relation que vous avez établie est-elle intéressante en dehors de la recherche ?
Johannesen : Je n’irais pas jusqu’à utiliser ces indicateurs pour chiffrer le volume total d’argent volé. En effet, les données comportent encore tellement de limites que nous ne pouvons pas observer l’ensemble du portefeuille d’actifs. Nous ne voyons que les dépôts. Nous n’avons pas d’informations sur les fonds détenus à travers des structures indirectes, par exemple. Nous ne savons donc pas tout, mais les mouvements que nous observons sur les comptes correspondent parfaitement à l’évolution du cours du pétrole. Actuellement, les économistes qui se consacrent à l’économie politique accordent beaucoup d’importance au rôle des institutions, qui sont considérées comme le principal déterminant des résultats sur le long terme : l’idée est que la croissance dépend en fait de la manière dont votre système politique est structuré.
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