Dans le cadre de notre blog Visions et voix du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, la série « Les voix du changement » sera constituée de billets consacrés à la nouvelle génération de leaders d’opinion, d’universitaires et de militants qui impriment leur marque dans un monde arabe en pleine évolution. Chaque portrait présente une personnalité qui aura retenu l’attention de notre équipe à l’œuvre dans cette région. Afin d’explorer et comprendre leur point de vue, nous avons rencontré ces personnalités afin de discuter avec elles des changements dont le monde arabe a besoin aujourd’hui.
« Si on peut dire qu’une société pauvre, majoritairement musulmane et conservatrice est capable de devenir une démocratie selon les critères internationaux, d’autres pays de la région n’auront aucune excuse pour ne pas nous suivre, affirme Amira Yahyaoui. Mais la Tunisie ne s’en sortira que si nous continuons à oser. Nous devons rester audacieux dans nos ambitions. »
C’est peut-être pour avoir déposé la première plainte à l’encontre de l’État tunisien concernant l’accès à l’information, qu’Amira Yahyaoui, présidente et fondatrice de l’ONG tunisienne Al Bawsala (« la boussole »), est surtout connue.
« Mon terrain de lutte, c’est la liberté d’expression, dit-elle, mais j’ai compris qu’on ne peut rien changer si on ne sait pas se qui se passe. On voulait que les citoyens tunisiens puissent savoir comment les élus le représentent et ce qu’ils défendent. »
J’étais aux côtés d’Amira Yahyaoui au lendemain de la démission du Premier ministre, Hamadi Jebali, le mois dernier. Selon elle, la crise tient, en partie au fait que « la classe politique tunisienne n’a pas l’esprit de partage, mais la mentalité d’une équipe de football. Et que cela aboutit à un match nul. »
« Trop souvent, on n’est pas contre le fait de jouer avec la loi ou avec les résultats des élections en disant que, parce qu’on a été nombreux à manifester, le gouvernement doit démissionner. Mais on ne peut pas continuer à faire cela. Il faut respecter l’état de droit et la démocratie, même en temps de crise. »
Pour que la mise en place de l’état de droit soit progressive, Amira considère la finalisation de la Constitution comme une priorité absolue. Son action, au sein de l’association Al Bawsala, vise à ce que le processus de rédaction se déroule dans la plus grande transparence.
Chaque jour, l’Assemblée constituante tunisienne se réunit et Al Bawsala suit ses travaux. L’association envoie des tweets depuis les séances plénières et les réunions des commissions et, surtout, met tout en ligne. Le site Web Marsad.tn présente des informations sur tous les députés, notamment sur leurs fonctions au sein des commissions, leurs votes, et même leur assiduité. Certains responsables politiques ont aussi rejoint la cause. Il n’est pas rare que des membres d’Al Bawsala et des parlementaires s’envoient des messages sur Twitter pour expliquer une décision législative et pour échanger des données qui devraient être publiques mais qui, d’une façon ou d’une autre, ne sont pas accessibles.
Certains responsables politiques tunisiens n’apprécient pas que leur travail soit ainsi rendu public. « Un élu est venu voir ma collègue à l’Assemblée et lui a demandé ‘vous n’avez rien de mieux à faire, du matin au soir, que de nous observer et de noter si untel est là ou pas ?’. Elle a répondu : ‘je suis même payée pour ça’. »
Compte tenu de cet aplomb, on s’étonne moins qu’Al Bawsala ait déposé une plainte contre l’État à propos de l’accès à l’information ! Il s’agissait de déterminer si le Parlement publiait les procès-verbaux des réunions des commissions conformément à ce qu’impose la loi sur l’accès à l’information.
Après le dépôt de cette plainte, le Parlement a commencé à publier davantage d’informations. Néanmoins, Amira Yahyaoui n’entend pas retirer la plainte. « On sait qu’on va gagner, parce qu’on a la loi derrière nous. Mais on veut aussi qu’il y ait jurisprudence, que ce cas fasse un précédent pour toutes les futures assemblées, afin qu’elles agissent avec transparence et rendent des comptes aux Tunisiens. »
Pour Amira, le décret-loi sur l’accès à l’information (n° 2011-41), adopté en mai 2011, « est la seule loi vraiment révolutionnaire qui ait été votée depuis notre révolution. C’est extrêmement important. ». Mais cette loi n’est pas appliquée. Il faut donc sensibiliser les gens à ce problème et professionnaliser la communauté des ONG et, pour cela, on a besoin de sang nouveau.
« Al Bawsala est une association de jeunes, la moyenne d’âge est de 26 ans. Des personnes nous disent, vous, les jeunes, vous êtes fous. L’année dernière, j’ai participé à un débat avec un juriste d’un certain âge, spécialiste des questions constitutionnelles. Après le débat, il m’a dit ‘vous avez vraiment l’arrogance de la jeunesse’. Je lui ai répondu ’tout à fait’. Depuis, partout où je vais, je dis qu’on a l’arrogance de la jeunesse. Les jeunes doivent jouer un rôle beaucoup plus important dans ce pays. »
L’« arrogance » d’Amira Yahyaoui est une tradition familiale. Fille d’un juge et d’une enseignante d’informatique, Amira vient d’une famille originaire de Tataouine, dans le Sud reculé du pays. Ses parents ont bénéficié d’une ascension sociale qui semble devenir de plus en plus difficile pour la jeune génération de Tunisiens.
Mokhtar, le père d’Amira, a été persécuté durant la présidence de Ben Ali pour avoir condamné publiquement la mainmise du régime sur le pouvoir judiciaire. Frappé d’une interdiction d’exercer sa profession et de quitter son pays, il a été l’un des membres fondateurs d’une association d’aide aux prisonniers politiques en Tunisie.
C’est à cette époque que les parents d’Amira l’initient à leur philosophie politique. Son livre favori est la Théorie de la Justice, de John Rawls. Pour ceux qui apprécient John Rawls, il n’est pas surprenant qu’Amira estime que le plus important dans la vie, c’est de demeurer fidèle à ses propres principes.
« J’ai grandi dans une démocratie, au milieu d’une dictature. Je ne suis pas toujours d’accord avec mon père, mais s’il y a une chose que j’ai retenue de lui : il faut prendre des positions et les assumer. »
Forte du succès d’Al Bawsala, Amira poursuit désormais des objectifs encore plus ambitieux. Même si les organisations de la société civile (OSC) se multiplient depuis la révolution tunisienne, elle pense que la société civile de son pays sera aux prises avec des difficultés grandissantes.
« Je me bats pour que la société civile devienne plus professionnelle. Actuellement, en Tunisie, elle se compose principalement de bénévoles. Pour avoir un réel poids politique, il faut y consacrer tout son temps et collaborer les uns avec les autres. La défense réelle d’une cause demande une attention permanente. »
Amira adresse le message suivant aux Tunisiens : « On doit avoir une vision claire et suffisamment d’audace pour devenir un grand pays. »
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