Publié sur Voix Arabes

Pour que les emplois soient plus nombreux dans le monde arabe, il faut avant tout un secteur privé dynamique

World Bank | Arne HoelNombre de pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord (région MENA) ont connu des périodes de croissance vigoureuse sur la dernière décennie, mais aucun n’a créé assez d’emplois.

Pourquoi ? Parce que la qualité de la croissance importe autant que la quantité. Si l’on veut comprendre pourquoi cette région affiche de médiocres performances en termes de création d’emplois, il faut examiner la qualité de la croissance passée, et plus précisément le dynamisme du secteur privé.

Il en ressort principalement que ce dynamisme est très faible dans la région : le nombre de nouvelles entreprises immatriculées pour 1 000 personnes en âge de travailler est l’un des plus bas (graphique 1), certaines entreprises figurent parmi les plus anciennes de la planète et l’âge moyen des dirigeants est le plus élevé au monde. Ainsi, le secteur privé de la région MENA est depuis longtemps dominé par quelques firmes anciennes, tandis que les nouvelles entreprises et les jeunes travailleurs ont du mal à se faire une place. De surcroît, les recensements effectués il y a peu de temps auprès d’entreprises au Maroc et en Tunisie ont montré que, même lorsque des sociétés réussissent à entrer sur le marché, elles restent de petite taille et ne se développent pas.

On observe des situations bien différentes dans d’autres régions du monde. Une comparaison des trajectoires de deux entreprises représentatives, en Jordanie et au Brésil, indique que les entreprises créées en Jordanie sont plus grandes au départ mais croissent plus lentement au fil du temps. Après 10 ans, la taille d’une entreprise brésilienne atteint grosso modo le double de celle d’une entreprise jordanienne.

En résumé, le processus vital de « destruction créatrice » (c’est-à-dire l’entrée régulière d’entreprises nouvelles et innovantes et la sortie d’entreprises anciennes peu productives), dont dépend le dynamisme du secteur privé, est bloqué dans les pays de la région MENA. C’est justement ce processus qui, au cours des dernières décennies, a favorisé les avancées technologiques dans les économies d’Asie de l’Est et d’Europe de l’Est en expansion rapide.

Graphique 1 : Densité moyenne d’entrée, pour différentes économies émergentes, de 2004 à 2009

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Source : Klapper et Love, 2010.

Note : La densité d’entrée mesure le nombre de nouvelles immatriculations d’entreprises à responsabilité limitée, pour 1 000 personnes en âge de travailler.

La faiblesse du dynamisme économique dans les pays de la région MENA a un coût substantiel sur le plan de l’emploi, en particulier pour les travailleurs qualifiés. Elle limite l’entrée d’entreprises nouvelles, ainsi que les opportunités de croissance des sociétés jeunes, qui, dans d’autres régions, sont le moteur de la création d’emplois. Ce dynamisme insuffisant compromet également la réorientation du secteur privé vers des activités à plus forte valeur ajoutée, ce qui réduit les possibilités d’innovation au niveau des produits ou des processus, telles que l’adoption de nouvelles technologies et méthodes de production. La création d’emplois en pâtit, car on sait que ce type d’innovation constitue une source essentielle d’emplois très qualifiés et à grande valeur ajoutée auxquels aspirent les jeunes, de plus en plus instruits, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

Comment expliquer ce manque de dynamisme économique et de création d’emplois dans la région MENA ?

Les politiques publiques et leur mode de mise en œuvre sont largement en cause. Les subventions ayant naturellement donné une impulsion aux secteurs qui consomment beaucoup d’énergie, la région affiche une intensité de capital supérieure à celle d’autres régions dont le stade de développement est comparable. Le prix artificiellement faible des combustibles déprime la demande de main-d’œuvre car il revient moins cher d’acheter et de faire fonctionner des machines que d’embaucher de la main-d’œuvre. Il a par ailleurs été montré que les subventions aux combustibles profitaient de manière disproportionnée aux entreprises anciennes et détenues par l’État, davantage susceptibles d’utiliser des technologies obsolètes. Par conséquent, ces subventions dissuadent l’innovation.

Les règles régissant l’environnement d’affaires ont, elles aussi, un impact. Bien souvent, les lourdeurs réglementaires servent à protéger une poignée d’entreprises privilégiées, qui ont des liens avec le pouvoir politique, plutôt qu’à encourager la destruction créatrice. Cependant, malgré les failles des réformes dans certains domaines, le cadre juridique relatif aux entreprises n’explique qu’en partie le manque de dynamisme économique et de création d’entreprises en Tunisie, en Jordanie, au Maroc, en Égypte ou au Liban par rapport aux pays d’Asie de l’Est ou d’Europe de l’Est en croissance rapide.

En réalité, ce qui différencie la région MENA, c’est davantage l’application des règles que les règles elles-mêmes. Dans les pays de cette région, la mise en œuvre incohérente et inégale de la réglementation, ainsi que les difficultés d’accès aux moyens dont une entreprise a besoin pour s’établir et prospérer, tels qu’un prêt ou des ressources foncières, crée de facto un environnement d’affaires qui n’est pas le même pour tous les opérateurs d’un secteur d’activité donné. Les conditions inéquitables et les incertitudes entourant le déploiement des politiques publiques font hésiter les investisseurs. Ce climat finit par empêcher les investissements à plus forte valeur ajoutée qui déboucheraient sur des avancées technologiques et, au bout du compte, sur le processus de destruction créatrice.

Néanmoins, sur le front des politiques publiques et de leur mise en œuvre, la région MENA dispose d’un certain nombre d’opportunités pour répondre à l’urgence de la création d’emplois. Elle doit pour cela entreprendre des réformes ciblant quatre aspects complémentaires :

Premièrement, et bien qu’il s’agisse d’une question controversée, la suppression des coûteuses subventions à l’énergie pourrait produire un triple effet bénéfique sur la création d’emplois : elle réduirait le coût relatif du travail, elle encouragerait immédiatement les investissements dans une production énergétiquement plus efficiente et, en allégeant le budget national, elle permettrait l’adoption d’une baisse de la fiscalité sur la main-d’œuvre, avec, à la clé, une diminution supplémentaire du coût (relatif) du travail. Pour assurer la viabilité à long terme d’une telle réforme et obtenir le soutien politique indispensable à sa mise en œuvre, il faudra offrir une compensation adéquate à ceux qui seront les plus touchés. Mais ce projet est réalisable, étant donné que l’élimination des subventions à l’énergie dégagera des ressources publiques pour la mise en place de filets de protection sociale contrebalançant la perte de pouvoir d’achat des consommateurs à bas revenus et pour le financement de l’assistance technique et des crédits dont les entreprises auront besoin afin d’adopter des technologies énergétiquement plus efficientes. Dans le monde, nombre de pays ont recouru avec succès à cette approche pour gérer la suppression de leurs subventions à l’énergie.

Deuxièmement, des réformes institutionnelles visant à responsabiliser davantage ceux qui sont chargés de faire appliquer les règles limiteraient les possibilités de corruption et, point tout aussi important, elles contribueraient à l’instauration de conditions plus équitables. On peut y parvenir en rendant la gestion de l’environnement d’affaires plus transparent et plus accessible à la population. Un transfert des responsabilités et de la prise de décisions aux échelons inférieurs de l’État confèrent davantage de pouvoir aux agents opérant à ces niveaux-là et les amènent à rendre compte de leur action à une base élargie et non plus à un seul ministre ou à un haut fonctionnaire. La qualité et les compétences des administrations publiques pourraient par ailleurs être améliorées grâce à des systèmes de recrutement et de promotion reposant sur le mérite ou sur un engagement au profit d’une stratégie de développement, plutôt que sur des critères régionaux et locaux. Pour que le secteur public s’attache, lui aussi, à encourager le dynamisme et qu’il n’entrave pas le processus, on pourrait introduire des incitations stratégiques récompensant les efforts déployés par des agences publiques pour accélérer la croissance du secteur privé. Parallèlement, un instrument de mesure des performances examinerait la participation injustifiée du secteur public dans le secteur privé. En outre, pour promouvoir la concurrence, il est essentiel d’octroyer des moyens à des autorités antitrust indépendantes. D’après une récente évaluation, toutes ces institutions ne sont pas encore pleinement autonomes dans la région MENA. Ainsi, plusieurs d’entre elles souffrent de l’absence d’une loi énonçant clairement les procédures de nomination de leur personnel, une condition pourtant cruciale pour l’impartialité du recrutement. De plus, dans tous les pays, ce sont en général les ministères chargés des secteurs détenus par l’État qui tranchent les cas de concurrence d’où découlent des conflits d’intérêts. Il faut que cette situation change afin que les règles du jeu deviennent équitables.

Troisièmement, des réformes s’imposent dans le secteur financier pour accroître les prêts, et tout particulièrement ceux aux petites entreprises. Actuellement, les entrepreneurs rencontrent des difficultés considérables, notamment en raison d’un faible accès au crédit et de la cherté des capitaux disponibles. Le sous-développement du secteur financier reflète l’indigence de la législation, qui est peut-être elle-même imputable au fait que les institutions en place ne se préoccupent guère d’accroître l’accès de l’ensemble de la population au crédit. Des réformes propices à une intensification de la concurrence entre banques feraient baisser les prix, amélioreraient l’accessibilité des services pour les consommateurs et inciteraient les bailleurs de fonds à conquérir de nouveaux marchés. Le renforcement de l’infrastructure financière et l’accroissement de la concurrence bancaire pourraient passer par l’élargissement des organismes d’évaluation de la solvabilité aux petites et moyennes entreprises, par la refonte des régimes de garantie actuels, de manière à protéger davantage les droits des créanciers, et par la création d’une autorité de surveillance des banques, chargée de lutter contre les comportements anticoncurrentiels.

Quatrièmement, enfin, il faudrait soutenir activement l’innovation et l’entrepreneuriat, tout particulièrement via la promotion des opportunités d’échange d’idées et de technologies. On pourrait atteindre cet objectif en constituant des forums qui réuniraient entreprises et innovateurs, ainsi qu’en mettant en place à la fois l’infrastructure et la réglementation nécessaires aux échanges transfrontières. Non seulement ce dispositif garantirait la diffusion interne du savoir requis pour innover, mais il créerait également des possibilités de transfert de méthodes et de technologies émanant de partenaires commerciaux étrangers. Une économie ouverte et bouillonnante d’idées nouvelles génère un climat d’investissement attrayant, qui attire les investissements directs étrangers (IDE) à visée exportatrice. Ce peut être un autre grand vecteur de transfert du savoir, dans la mesure où des interactions avec l’économie locale pourront être établies. Les réformes dans ce domaine devraient notamment porter sur le système d’enseignement supérieur, afin que les universités retrouvent leur juste place comme source d’idées novatrices, ainsi que des compétences requises pour les mettre à profit. De même qu’il faut rapprocher entreprises et innovateurs, il convient de faciliter une relation plus étroite entre secteur privé et universités. Les étudiants qui sortent de l’enseignement supérieur disposeraient alors des compétences demandées dans une économie dynamique et concurrentielle. À son tour, l’amélioration du climat d’investissement attirerait vers le secteur privé davantage de jeunes, surtout les plus instruits, séduits par les opportunités liées à une concurrence accrue. À court terme, des programmes spécifiques pourraient remédier à la pénurie actuelle de qualifications pertinentes. Dans la région MENA, seuls quelques-uns des programmes d’intervention directe sur le marché du travail sont pour l’instant axés sur l’aide à l’entrepreneuriat, la moitié environ sont concentrés en Égypte et deux uniquement ont vu leur efficacité évaluée avec rigueur. En outre, il faudrait développer les programmes de formation et vérifier régulièrement qu’ils enseignent les bonnes compétences et répondent aux besoins des jeunes comme à ceux du secteur privé.

La condition de la création d'emplois plus nombreux et de meilleure qualité au Moyen-Orient et en Afrique du Nord réside dans l’existence d’un secteur privé dynamique. À l’évidence, le schéma précédent d’une croissance sans hausse de l’emploi n’est plus tenable. Des millions de jeunes sont impatients de déployer leurs talents et leurs compétences. Il ne leur manque que les opportunités qu’un secteur privé réellement concurrentiel pourrait leur offrir.


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