Depuis 2014 et l’échec de l’instauration d’un Parlement unifié entre Tripoli et la région orientale, l’instabilité prévaut en Libye. Le conflit politique qui divise le pays a lourdement pénalisé l’économie et conduit à la destruction du capital humain, des moyens de subsistance, des services de base et des infrastructures. L’enracinement du conflit provoque une hausse des migrations clandestines : selon l’Organisation internationale pour les migrations, le pays compte près de 669 176 migrants et 193 581 personnes déplacées à l’intérieur du pays. De larges pans de la population libyenne subissent des coupures de courant, parfois longues de 10 heures. Le secteur privé pâtit de l’absence de capital de production, de chaînes de distribution, de marchés et de réseaux d’échanges commerciaux.
La Banque mondiale vient d’achever une analyse du secteur financier libyen pour cerner l’ampleur des répercussions de la crise financière. Ce travail conclut qu’avant même la guerre civile, le développement du secteur financier était insuffisant et que la crise politique actuelle dégrade toujours plus l’intermédiation et de l’inclusion financières en Libye.
Ce rapport a été préparé dans des conditions très difficiles : la mission tripolitaine a été ajournée à deux reprises en raison de l’escalade des tensions, jusqu’à ce que la situation sécuritaire s’améliore brièvement et que l’équipe du pôle mondial d’expertise en Finance, compétitivité et innovation soit finalement autorisée à se rendre à Tripoli. Son séjour d’une semaine lui a permis de rencontrer diverses parties prenantes, comme la Banque centrale de Tripoli (CBL), le Centre d’information sur le crédit de la Libye, l’Autorité de contrôle des assurances, le fonds de garantie des dépôts, des banques, des sociétés de crédit-bail et des compagnies d’assurance. L’équipe a ensuite prolongé les consultations avec la CBL à Tunis et à Rome pour débattre du rapport et de ses recommandations avant de parachever l’étude à l’été 2020.
Le rapport constate la singularité du secteur financier en Libye à plusieurs égards.
Premier constat : deux banques centrales opèrent dans le pays. La CBL (Tripoli) relève du gouvernement libyen d’union nationale (GNA), reconnu par les Nations unies et siégeant à Tripoli. Établie à Bayda (est de la Libye), la banque centrale concurrente se situe dans le giron du gouvernement de l’est. Cette scission entrave le contrôle de la politique monétaire et budgétaire et l’exercice d’une surveillance bancaire globale : en l’absence de mécanismes de politique budgétaire unifiés, les deux banques centrales impriment et émettent de la monnaie sans coordination aucune. La valeur du dinar libyen a considérablement reculé, entraînant une accessibilité inégale aux devises.
Deuxième constat : la Banque centrale reste à la fois l’actionnaire majoritaire des banques d’État, qui détiennent 90 % des dépôts et des prêts du système bancaire, et l’organisme de réglementation du secteur bancaire. Ce cumul favorise les conflits d’intérêts, notamment un éventuel laisser-faire qui pourrait profiter aux banques publiques ou l’octroi de crédits à des bénéficiaires pourvus d’entregent. Les autorités envisageaient de réformer ces prérogatives, mais toutes ces initiatives ont été provisoirement repoussées compte tenu de la crise actuelle.
Troisième constat : les banques ne possèdent ni les informations ni les capacités suffisantes pour prendre des décisions de crédit éclairées. Le secteur bancaire lui-même est sous-capitalisé, et la valeur des actifs des banques d’État est particulièrement douteuse.
Enfin, les initiatives et les progrès dans le secteur financier, par-delà le secteur bancaire, sont pratiquement à l’arrêt. La bourse demeure essentiellement fermée et les négociations sur les marchés ouverts au public sont rares. D’autres formes de financement, telles que le crédit-bail et les assurances, restent embryonnaires. Face au sous-développement du secteur financier, les petites entreprises, les particuliers, ainsi que les réfugiés et les migrants ont tendance à ne disposer que d’un accès restreint aux services financiers.
Alors, que faire pour appuyer le développement du secteur financier en Libye ? Est-ce même envisageable au regard du contexte actuel ?
Réponse courte : Oui, peut-être. Cependant, la situation politique actuelle va considérablement compliquer la donne. La réforme et la stabilisation du régime monétaire sont un préalable à tout progrès dans l’intermédiation financière, mais elles demeurent conditionnées à l’unification des banques centrales. Le prochain audit international des banques centrales constituera un premier pas vers cette unification.
En attendant, la poursuite des initiatives suivantes demeure pertinente : consolider la gouvernance du secteur financier (faire en sorte, notamment, que la CBL ne soit plus propriétaire des banques qu’elle supervise) ; préparer l’examen de la qualité des actifs des principales banques ; améliorer la collecte de données du secteur financier ; reconstituer le cadastre ; stimuler le développement des paiements électroniques ; mettre en œuvre des mesures visant à élargir l’accès aux services financiers du grand public et des petites entreprises ; et renforcer les capacités de la CBL. Les autorités libyennes, qui ont déjà progressé dans certains de ces domaines, doivent poursuivre leurs efforts. De telles initiatives serviront de base au rétablissement du système financier libyen. Dans l’espoir d’instaurer la paix, il serait louable qu’elles prennent forme dès aujourd’hui
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