Les vendredis ne sont plus ce qu’ils étaient, en Égypte. Avant, ce jour-là, on faisait la grasse matinée et, peu avant midi, on se dirigeait vers la mosquée du quartier où l’on retrouvait ses amis pour la prière collective, la djama’a. Ensuite, on allait ensemble au club Maadi, pour une petite partie de foot et quelques tasses de thé. Puis on se donnait rendez-vous au vendredi d’après. Le bonheur.
Désormais, le programme du vendredi comporte une étape supplémentaire : on dort toujours jusqu’à midi, on va toujours à la mosquée et au club mais il y a un passage obligé : c’est la place Tahrir, où un million d’hommes et de femmes se rassemble pratiquement tous les vendredis pour une énième « millioneya ». Chaque manifestation a son nom. Vendredi 23 décembre, c’était le « Jour de la rédemption ».
Ce jour-là, après nos prières, je demande à mes amis, comme j’en ai l’habitude, si le club est ou non d’actualité. Ils me regardent, éberlués : « Tu plaisantes, n’est-ce pas ? On va tous à la millioneya ». Bon, pas de club donc.
Curieux, je leur demande alors à quelle millioneya ils comptent assister. Après tout, deux sont prévues ce jour-là, une sur la place Tahrir, contre l’armée, et l’autre à Abassia, en faveur de cette même armée. Mon meilleur ami, interloqué, me répond : « Celle de la place Tahrir, bien sûr. On y va et tu nous accompagnes ». Moi ? Non, certainement pas. La politique ne m’intéresse pas à ce point et comme je suis un peu claustrophobe, la place Tahrir, ce n’est pas pour moi.
Mais mes amis ne veulent rien entendre. Le cynisme de ma question sur les deux millioneya a laissé des traces. Je les ai froissés, non seulement parce que des gens sont morts lors des dernières manifestations, mais parce qu’une femme a été molestée, son chemisier et son foulard arrachés, et que ça, c’est intolérable. Ils ne comprennent pas que je fasse partie de la majorité silencieuse. Aujourd’hui, en Égypte, si vous appartenez à la majorité silencieuse, on vous colle l’étiquette de membre du « parti du canapé » : assis sur votre canapé, vous regardez la dernière millioneya à la télé et si vous exprimez une opinion politique, elle parvient à ceux qui sont assis à côté de vous sur le même canapé — ou à votre chien. Que je le veuille ou non, j’irai place Tahrir. Mes camarades y tiennent.
En route, je me suis dit qu’avec les fameux embouteillages du Caire, arriver jusque là-bas n’allait pas être une partie de plaisir. Je m’attendais à passer des heures en voiture quand, en fait, depuis notre quartier de Maadi, nous avons rallié la place en moins de 20 minutes ! Millioneya mon œil, pensais-je en aparté. Encore heureux si on est quelques centaines. Mais plus nous approchions de la place, plus les places de parking se faisaient rares. Alors nous avons fait comme tout le monde : nous nous sommes garés à deux pas, en triple file. Je pensais que nous n’arriverions jamais à sortir de là quand j’ai vu que plusieurs enfants des rues s’étaient improvisés gardiens des lieux. L’un d’eux, qui devait avoir à peine plus de 9 ans, a interpellé celui de mes amis qui conduisait : « Basha, tu veux que je gare ta voiture » ? À ma grande surprise, mon ami lui a tendu ses clés. « Tu n’as pas peur qu’il te la vole ? », lui demandai-je alors, assez curieux, vu toutes les histoires que l’on entend sur les disparitions de voitures. « Il me rendrait service », me dit-il. Parfait, dans ce cas. Et puis, on pourra toujours prendre un taxi pour rentrer.
En approchant de la place, le nombre de vendeurs à la sauvette me surprend : on peut acheter des tas de choses, comme ces t-shirts avec un texte en anglais. J’ai bien aimé le t-shirt rouge proclamant « Né le 25 janvier ! » ou le « 100 % Égyptien ». J’en ai acheté un certain nombre pour des amis, réalisant après coup qu’aucun d’entre eux n’était en fait Égyptien... Tant pis, c’est l’intention qui compte.
J’ai aussi acheté un petit drapeau égyptien, pour 20 livres seulement. On peut difficilement faire plus nationaliste que ça, non ? Mon copain a acheté un drapeau libyen, pour 15 livres. Il a passé l’après-midi à le brandir : par solidarité arabe ? Ou peut-être lui manquait-il 5 livres. Plus nous avancions, plus il était clair que nous atteindrions effectivement le million. Les gens arrivaient de partout. Avec un million d’individus convergeant vers la place, les vendeurs de drapeaux et de t-shirts s’en mettaient plein les poches. Comme d’ailleurs le type qui vendait de la batata, une variété de patate douce absolument délicieuse quand elle est chaude. Il y avait la queue devant son échoppe et je m’apprêtais à faire comme les autres quand mon ami, le médecin, me dit : « Si j’étais toi, je n’en mangerais pas… Tu as oublié ces manifestants devant le Parlement, qui ont mangé une hawawishi (sorte de pita à la viande hachée) empoisonnée ? ». Toujours le même boute-en-train, celui-là ! J’ai mangé ma batata. J’en ai fait une affaire de principe, après tous les risques que les gens ont pris sur cette place. Mais je n’aurais certainement pas croqué dans une hawawishi, même si on me l’avait offerte !
Au bout d’un certain temps, la place était pleine à craquer. Je m’attendais à des discours, de l’émotion, mais rien. Certains ont essayé de prendre la parole mais, sans micro et vu le monde, ils ont vite abandonné. Tout l’après-midi, mes amis ont tour à tour cru apercevoir Mohamed El Baradei. En vain.
En revanche, l’ambiance était aux chants. Quelqu’un entamait un air et la place reprenait en chœur. C’est ainsi que nous avons chanté « Nous avons remplacé Hosni par Hussein (le maréchal à la tête de l’armée) mais finalement cela ne fait que quelques lettres de différence ». Ca sonne mieux en arabe, parce que ça rime. J’ai tenté de trouver quelque chose d’entraînant, mais j’ai dû vite l’admettre : je n’ai pas de talent pour les slogans.
Au bout de trois heures environ, l’un de mes amis a dit : « Et si on allait au club ? ». Nous étions tous partants. Nous avions fait notre devoir : nous étions venus, avions acheté t-shirts et drapeaux, pris des photos, chanté à l’unisson et l’un d’entre nous avait même eu le courage de manger une batata.
Sur le chemin du retour, nous avons pu constater que si la révolution se poursuivait, c’était uniquement place Tahrir et nulle part ailleurs, en tout cas au Caire. L’expérience nous ayant épuisés, nous avons renoncé au club avec la perspective de nous retrouver à la mosquée le vendredi suivant, Inch’Allah. Je suis passé voir ma sœur et mon beau-frère et je leur ai raconté ma millioneya, de long en large, pendant tout le dîner. La plupart du temps, j’étais assis sur le canapé. C’est définitivement le parti qui me convient le mieux.
Plus tard, alors que nous étions toujours assis en famille à siroter du thé, un coup de feu a retenti à proximité de la maison — ce qui, il y a un an à peine, ne se serait jamais produit. Ma sœur s’est tout de suite inquiétée, les enfants dormaient dans les pièces voisines. Son mari l’a calmée en lui affirmant que ce n’était rien : « Ça vient de chez le coiffeur, à côté. Sans doute qu’une jeune mariée en sort, toute apprêtée, et que sa famille tire en l’air en son honneur ». « Ce n’est pas un peu tard, pour un mariage ? », s’est interrogée ma sœur. Elle a fait des études supérieures, vous savez. Mais son mari l’a rassurée. Elle nous a alors souhaité bonne nuit et est partie se coucher auprès de leur plus jeune fille. Une fois seuls, mon beau-frère me regarde et me dit : « Tu sais combien j’aime ta sœur, alors ne le prends pas mal. Mais franchement, elle a vraiment gobé cette histoire de coiffeur un peu vite ». C’est vrai, c’était tiré par les cheveux.
Décidément, ce ne sont plus les vendredis que j’ai connus.
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