
Lors de mon troisième été en Tunisie, des manifestations ont éclaté un peu partout dans le pays, à une fréquence inhabituelle. Un constat plutôt inédit, quand on sait que l’activisme a tendance à se replier pendant l’été. La plupart de ces mouvements sociaux ont eu pour enjeu de protester contre les pénuries d’eau : les habitants des gouvernorats de Béja, de Sfax et de Jendouba sont sortis dans les rues et bloqué les principaux axes routiers qui desservent les grandes villes, exigeant de la Société Nationale d’Exploitation et de Distribution des Eaux (SONEDE) d’apporter des réponses à la situation.
Selon la SONEDE, les pénuries d'eau potable résultent de l’insuffisance des ressources hydriques au niveau des réservoirs, d’une part et des comportements de surconsommation, d’autre part. Un argument qui semble pour le moins absurde, quand on sait que les précipitations ont atteint un niveau record l'hiver dernier et que les réservoirs n’ont jamais été aussi bien alimentés depuis cinq ans. Le ministre de l'agriculture a lui-même déclaré que les réservoirs ont été remplis à plus de 80% de leurs capacités. Ce n’est pas la première fois que les Tunisiens se retrouvent confrontés à de graves pénuries d’eau. Mais c’est la première fois que cela arrive pendant une année à pluviométrie favorable.
Qu'est-ce qui peut expliquer ces pénuries d'eau ? Primo, la demande d’eau a fortement augmenté. Ce pic est principalement attribuable aux quintiles les plus riches (les Q4 et Q5 qui, ensemble, accaparent 57% de la consommation totale d’eau), qui font usage de l’eau potable même pour le lavage de véhicules et l’arrosage. Dans mon quartier, ils sont nombreux à laver leurs voitures tous les jours, gaspillant d’énormes quantités d’eau, sans trop se poser de questions. Une meilleure gestion de la demande d’eau des Q4 et Q5 (de l’ordre de 98 et de 135 litres / par personne / par jour, respectivement) peut aider à atténuer la pression, par exemple par l’augmentation substantielle des tarifs de l'eau pour toute consommation qui va au-delà d’un certain volume (tel est le cas de l'électricité). Secundo, l’augmentation significative du nombre de touristes exerce, elle aussi, une pression supplémentaire sur les besoins en eau. Les hôtels ne semblent pas trop se soucier de la façon dont l’eau est utilisée et ne font pas trop d’efforts pour rationnaliser cette utilisation. Les marges de profit sont faibles, du fait de la forte dépendance au modèle (dépassé) des vacances balnéaires en ‘’all inclusive’’. Dans les quelques hôtels où j’ai été cet été, j’ai remarqué qu’aucun effort n’était entrepris pour limiter la consommation d'eau (pas même les messages habituels sur la réutilisation des serviettes)
Mais au-delà de ces deux constats, le secteur de l'approvisionnement en eau déplore d’importants problèmes systémiques dont la solution exige la formulation d’une vision politique claire. Notre souhait, une fois les élections passées et le nouveau gouvernement mis en place, est que les autorités prennent les mesures décisives nécessaires pour remédier à ce que nous considérons comme l’une des plus grandes menaces pour les générations futures : les tarifs déraisonnablement dérisoires de l’eau. L’une des ressources les plus rares et précieuses du pays est aujourd’hui vendue à un tarif très bas, au moment même où les tarifs de l’électricité et autres services d’assainissement ont été révisés à la hausse. L’eau reste, à ce jour, le seul produit bon marché, ce qui n’encourage pas les citoyens à développer des comportements d’économie (et, pour être honnête, ils ne font preuve d’aucun sens de responsabilité). Par ailleurs, les gros consommateurs paient le même prix que les petits consommateurs.
Depuis 2003, les tarifs ont augmenté de façon irrégulière et dans des proportions insuffisantes. Les tarifs de l'eau n’ont pas été alignés sur l'inflation, encore moins les coûts de traitement (y compris le dessalement coûteux) et de distribution, en perpétuelle croissance. Il est triste de constater qu’en termes relatifs, l’eau coûte aujourd’hui moins cher qu’en 2003. La décision de principe que le gouvernement a prise en octobre 2018 pour augmenter les tarifs de l'eau est restée lettre morte.
Les ajustements tarifaires ne sont souvent pas appliqués sous prétexte que cela aura un impact disproportionné sur les pauvres. Une étude menée par la Banque Mondiale en 2018 a montré que l’impact négatif de l'ajustement des tarifs aux seuils de rentabilité était très négligeable. La même étude a également fait ressortir que les 20% des ménages les plus riches consomment quatre fois plus d'eau que les 20% les plus pauvres et tirent donc meilleur profit des subventions publiques. Par conséquent, le maintien des tarifs de l’eau à des niveaux dérisoires exacerbe les inégalités et spolie le pays de cette ressource non renouvelable. La consommation d'eau étant mesurable, une des solutions à laquelle il conviendrait de réfléchir consiste à appliquer des tarifs différenciés, selon que l’on soit petit ou gros consommateur.
L’insuffisance des ajustements tarifaires explique la fragilité de la situation financière de la SONEDE, contraint les opérations d’entretien et de maintenance des canalisations et autres infrastructures et exacerbe le gaspillage. La SONEDE est structurellement déficitaire depuis 2008. Son coefficient d’exploitation - c’est-à-dire le rapport de ses recettes d’exploitation à ses charges d’exploitation - est inférieur à un, ce qui veut dire que les recettes de la SONEDE ne suffisent pas pour couvrir ses dépenses. C’est pourquoi la SONEDE n’a pas été en mesure d’engager des investissements de réhabilitation ou en capital, de rembourser ses dettes ou de se constituer des réserves d’amortissement. Il est attendu que la situation s'aggrave avec le temps, avec l’accroissement de l’endettement et les contraintes qui pèsent sur l’investissement, pourtant nécessaire au maintien de la qualité et de la durabilité du service et à la maîtrise des coûts (notamment de l’énergie). La SONEDE est contrainte par son autonomie administrative et financière limitée qui restreint sa capacité à générer des recettes et à maîtriser ses coûts. Le cadre juridique obsolète en vertu duquel les entreprises publiques opèrent est, en grande partie, explicatif de ce dysfonctionnement : la SONEDE n’est pas en mesure de prendre des décisions stratégiques concernant ses plans d'investissement, ses processus de planification, le renouvellement préventif et la réhabilitation de ses réseaux, l’optimisation des coûts énergétiques et la gestion de l’impact que peut entrainer le recours de plus en plus croissant au dessalement.
La performance opérationnelle et les plans d’investissement de la SONEDE se sont ressentis de ce cercle vicieux. L’insuffisance des revenus a entraîné des coupes importantes dans le budget d'exploitation et de maintenance et occasionné de grands retards au niveau de la mise en œuvre de nombreux projets d'investissement. Entre 2012 et 2017, le niveau d'eau non génératrice de revenu est passé de 22,3% à 25,9%. Selon les estimations de la SONEDE, le recouvrement des pertes réelles pourrait permettre d'économiser près de 86 millions de m3 par an, un chiffre proche de celui du niveau d'efficacité énergétique estimé à 88,9% (sur les réseaux de distribution). La qualité de l'eau est également problématique : la salinité est exceptionnellement élevée dans le sud et les coupures d’eau sont particulièrement fréquentes dans cette région du pays, une situation davantage exacerbée par l’accroissement de la demande et les effets des changements climatiques.
Ceux qui ont suivi de près les débats politiques tenus avant la présidentielle et les législatives se sont certainement rendu compte qu’aucun discours ne s’est attelé aux tarifs de l’eau et à l’importance des niveaux de sa consommation. Pourtant, le faible coût de l'eau pose un défi vital au pays. L’appel que nous lançons aux nouveaux dirigeants du pays est qu’ils assument les responsabilités qui sont les leurs et qu’ils remédient à ce qui est devenu l’anomalie la plus confirmée dans le pays : le gaspillage de la ressource la plus précieuse, accessible pour pratiquement rien.
je ne vois pas comment faire des tarifs pour des consommateurs riches et des tarifs pour des consommateurs pauvres comme vous le proposez car dans un meme quartier nous trouvons plusieurs niveaux de vie.
Merci chers Antonios et Carolina pour ce constat réel et inquiétant. La Tunisie qui a servi d'exemple pour les pays en développement en matière de gestion de la ressource en eau il ya quelques dizaine d'années, perd de ses performances aujourd'hui, il ya un réel problème de gouvernance.
Bonjour, merci pour cette salutaire contribution.
Nous travaillons ici en Cote d'ivoire sur ces mêmes problématiques avec toutefois l'avantage d'un fermier privé (SODECI) qui bénéficie de la souplesse de gestion requise pour être efficiente MAIS reste tributaire des pouvoirs publics pour la fixation des tarifs.
Au bout du compte le résultat est le même : tarissement des la part des revenus affectés à la maintenance périodique et au développement, les pauvres qui n'ont pas accès à l'eau courante la paie très cher aux vendeurs ambulants.
Est il possible d'avoir accès à l'étude de la banque Mondiale sur le sujet ? quels sont les prix actuellement pratiqués pour différends niveaux de consommations ?
Bien cordialement
L 'eau gaspillée en tunisie en plus de ce que vous avez rapporter dans l 'article : il y a encore l 'eau du traitement des phosphates
Le manque de récupération des eaux (avant et dans la culture architecturale des maisons il y avait les puits (majel ) dans chaque maison qui est récupéré pour les besoins de la maison : genre de citerne profonde parfois plus grande que la maison .autre chose les manques de barrage et leur entretient ( exemple abondant d un barrage historique d'el battan tebourba et la déviation de l eau de la medjerda vers le cap bon et le sahel pour le tourisme hotels qui devrait s'équiper de station de désalinisation .le recyclage de l'eau usagé et son utilisation pour l irrigation par création d'un autre réseau différent de l eau potable .enfin exploitation industrielle de notre eau vendue à d 'autre pays etc.. il nous faut toute une strategie de protection
l eau
Des mesures peuvent être prise dans l' immédiat. Une différenciation des prix s'impose en fonction de la consommation de l'eau, ce qui permettra à la SONEDE de reprendre son rythme d'investissement dans les nouveaux projets et la maintenance de son réseau qui devient très vieillissant sans oublier d' approvisionner certaines zones d'eau potable, environ 300.000 personne n'en ont pas. C'est une des priorités sur laquelle le futur gouvernement doit se pencher
Aussi au Maroc le faible coût de l'eau pose un défi vital à tout le monde qu'il soit responsable ou citoyens et j’espère que faite une investigation sur ce sujet et merci !
La tarification de l'eau en palier avec des prix différents existe depuis longtemps. Moins de 20m3, entre 20 et 40m3, etc...Vous pouvez dire que le prix de l'eau reste modique, mais si nous voulons agir il faut réviser les paliers supérieurs, sachant qu'une hausse importante des tarifs va entrainer une déconnexion du réseau pour certains consommateurs, des industriels qui puisent sauvagement dans la nappe, très répandu à Sfax et au Sahel...
C'est vrai que le problème de l'eau potable en Tunisie, provient d'une augmentation de la consommation qui résulte de l'évolution du niveau de vie et de l'urbanisation, mais il ne faut pas oublier que l'agriculture consomme 86% de l'eau, souvent exportée en tomates, agrumes, pastèques... vers le marché européen ; ces derniers qui profitent de nos fruits et de l'eau qu'elles contiennent...
Pour aller plus loin, voici un article qu'on a écrit sur l'eau potable à Sfax
https://www.cairn.info/revue-flux1-2009-2-page-38.htm
Gestion publique de l'eau potable, développement urbain durable et Majel-s (citernes d'eau pour l'eau de pluie) à Sfax en Tunisie (Ali Bennasr et Éric Verdeil)
merci