Publié sur Digital Development

Protéger le dynamisme de la concurrence pour les marchés agricoles numériques

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Two young farmers browsing the internet with their smartphone. Photo: Abugrafie/Shutterstock
Photo: Abugrafie/Shutterstock

Il y a deux cents ans, Adam Smith avance l’idée selon laquelle la libre concurrence des marchés forme le socle du bien-être économique. Selon lui, il appartient à l’État de protéger le « système de liberté naturelle » contre le « misérable esprit de monopole ». Depuis, les responsables politiques suivent ces recommandations et s’attachent à empêcher la concentration du pouvoir de marché et à préserver la concurrence en ayant recours aux réglementations, aux politiques de concurrence et autres lois antitrust. Aujourd’hui, beaucoup de choses ont changé dans notre monde : les hauts-de-forme et les corsets sont passés de mode, la conquête spatiale est une réalité et les plateformes numériques se substituent aux marchés traditionnels pour pratiquement tous les services et produits de consommation (graphique 1). En élargissant le marché à un plus grand nombre de vendeurs et d’acheteurs, ces plateformes numériques sont-elles bénéfiques pour la concurrence ? Par exemple, l’autre jour, j’ai acheté une petite pompe solaire pour mon exploitation directement auprès d’un revendeur en Chine. Ou sont-elles comme Anton Chigurh, le tueur à gages du film No Country for Old Men, traquant et abattant sans pitié des concurrents moins efficaces dans leur quête du profit, tout en se jouant habilement de la législation et de la réglementation ?

Les plateformes numériques supplantent leurs concurrents des marchés hors ligne en 2018.
Source : Rapport sur le développement dans le monde 2019.
Les plateformes numériques supplantent leurs concurrents des marchés hors ligne en 2018. Source : Rapport sur le développement dans le monde 2019.

Les plateformes numériques comme Amazon et Alibaba se révèlent très efficaces pour créer des marchés performants avec une forte concurrence entre les vendeurs. Néanmoins, rares sont les entreprises en concurrence avec Amazon et Alibaba pour proposer de tels marchés. Pourquoi ?

Avec de puissants effets de réseau, des coûts fixes élevés et des coûts marginaux faibles, les plateformes numériques créent une structure de marché susceptible de conduire au basculement (« tipping ») et à la concentration du pouvoir entre les mains de quelques acteurs (a). Au lieu de se faire concurrence au sein du marché pour s’arroger une plus grande part des consommateurs, les plateformes numériques se disputent la totalité du marché. La course au monopole est lancée. L’enjeu de cette compétition à l’issue de laquelle le gagnant remporte tout ? Devenir le propriétaire du « quartier numérique » qui génère des avantages d’agglomération, tels que des marchés plus volumineux mais moins encombrés, où un plus grand nombre de vendeurs et d’acheteurs peuvent se rencontrer et faire des affaires de façon efficace. Les entreprises qui réussissent à développer le produit, service ou dispositif qui deviendra incontournable perturbent le marché existant (a) en exigeant des consommateurs et des producteurs qu’ils versent de nouveaux « loyers », en prenant la tête du marché et en affaiblissant ou en éliminant leurs concurrents actuels ou potentiels.

Notre système alimentaire, en particulier, repose sur un système complexe de marchés en amont, intermédiaires et en aval au sein desquels interagissent fournisseurs d’intrants agricoles, producteurs, transformateurs, vendeurs et consommateurs. Ces marchés sont de plus en plus déstabilisés par les plateformes numériques. Avec l’essor de l’agriculture de précision, l’industrie des intrants agricoles passe de la vente de moyens de production physiques, comme les engrais et les machines, à la fourniture de plateformes numériques qui englobent toute une gamme de services destinés à aider les agriculteurs à accroître leur productivité et leur rentabilité. Du côté des acteurs traditionnels puissants comme des nouveaux arrivants pleins d’ambition, c’est à celui qui proposera la plateforme ultime. La plateforme numérique du fabricant de matériel agricole John Deere (a) connecte les machines à des fournisseurs d’intrants, des distributeurs agricoles, des agronomes locaux et des développeurs de logiciels afin d’améliorer l’efficacité du flux d’information. Avec la plateforme Climate FieldView, Bayer (a) est en passe de créer l’« Amazon des agriculteurs », offrant un guichet unique pour le stockage, la gestion et l’analyse des données de l’exploitation dans le but d’améliorer la productivité (a). Même IBM (a), géant de la haute technologie, a décidé de se lancer dans la course, en s’associant à Yara (a), pour développer une plateforme agricole numérique mondiale proposant des prévisions météorologiques et des recommandations personnalisées dans le but de minimiser les risques et les pertes. À l’autre bout de la chaîne, alors que de plus en plus de consommateurs commandent leurs courses sur internet pour se les faire livrer directement à domicile, les plateformes numériques commencent également à dominer le commerce de produits frais. En Chine, les cinq premières entreprises (a) détiennent 63,1 % du marché de la vente en ligne de produits frais. Aux États-Unis, l’acquisition de Whole Foods par Amazon (a) a encore renforcé sa mainmise sur le marché des courses alimentaires en ligne.

Quelles sont les conséquences de ces évolutions du point de vue de la réglementation ? Les politiques de concurrence et les dispositions antitrust actuelles sont-elles suffisantes face à un marché de plus en plus numérisé, ou ont-elles au contraire toujours un temps de retard — à l’instar du shérif Bell sur son ennemi juré Anton Chigurh ? Au lieu de se focaliser sur la concurrence sur les marchés agricoles, le moment n’est-il pas venu pour les régulateurs d’adopter une vision prospective et de définir des politiques qui protègent le dynamisme de la concurrence pour les marchés agricoles ? Comment le secteur public devrait-il redéfinir ce qui constitue un comportement anticoncurrentiel ? Quelle forme devraient prendre les nouvelles politiques antitrust ? Comment la réglementation peut-elle encourager l’innovation et la concurrence sur les marchés des systèmes alimentaires dominés par un seul acteur ? Parmi les premières pistes à explorer, on peut mentionner le renforcement des contrôles en matière de protection de la vie privée et des protocoles d’utilisation des données, ainsi que des normes d’interopérabilité. Prenez part à la discussion sur le rôle du secteur public dans cette nouvelle ère, en cliquant ici (a).

 

Nous espérons animer un débat mondial sur l’alimentation et la technologie dans le cadre de notre série de billets intitulée What’s Cooking ? Rethinking farm and food policy in the digital age. Nous invitons des personnes de divers horizons à nous rejoindre pour repenser la politique agricole et alimentaire à l’ère du numérique.

What's Cooking


Auteurs

Julian Lampietti

Chef de service, pôle mondial d’expertise en Agriculture et alimentation

Jenny Zhang

School of Foreign Service, Georgetown University

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