Au début de la pandémie de COVID-19, l’histoire de Namitha Narayanan (a) a fait le tour de la planète : cette jeune étudiante du Kerala (Inde) avait dû monter sur le toit de la maison de ses parents pour réussir à capter un signal suffisamment stable pour suivre ses cours en ligne.
Beaucoup ont vu un message d’espoir dans la ténacité et l’ingéniosité de cette étudiante décidée à surmonter les obstacles pour continuer à s’instruire. C’est pourtant aussi l’histoire d’une tragédie, celle des milliards de jeunes (a) qui, dans le monde, sont privés d’une connexion indispensable pour apprendre, gagner leur vie et concrétiser leurs aspirations.
De fait, près de la moitié de la population mondiale (a) ne dispose encore d’aucune connexion internet, aussi basique soit-elle. En Afrique, ce chiffre est proche de 70 %. Et les femmes sont davantage pénalisées que les hommes. Ainsi, d'après la World Wide Web Foundation (a), « les hommes ont globalement 21 % de chances de plus que les femmes d’être connectés à internet, cet écart grimpant même à 52 % dans les pays les moins avancés ».
Or, ne pas avoir accès à internet est de plus en plus préjudiciable, tant ce canal est devenu indispensable dans d’innombrables domaines de la vie quotidienne : pour trouver du travail, accéder à des services, suivre un parcours d’apprentissage, faire communauté... Et le coût de cette exclusion a atteint des sommets avec la crise de la COVID-19. Partout dans le monde, des jeunes ont dû mettre leurs rêves entre parenthèses faute d’accès à internet. L’éducation a été interrompue. Les entreprises ont fermé. La pandémie a encore aggravé les conséquences (a) de la fracture numérique entre les sexes.
Cette fracture est déjà bien connue de tous ceux qui se préoccupent de l’égalité entre les hommes et les femmes, mais elle devrait inquiéter tout autant ceux qui s’intéressent, plus généralement, à la prospérité économique. En effet, l’inégalité des genres, où qu’elle se cache, a un coût exorbitant.
Une nouvelle étude, menée par l’organisation Alliance for Affordable Internet (A4AI) et la Web Foundation, met en évidence l’ampleur du coût économique du fossé numérique entre les sexes, mais aussi la possibilité qu’ont les gouvernements de stimuler la croissance économique en prenant des mesures dans ce domaine.
Après avoir mesuré l’impact sur le produit intérieur brut de cette fracture dans 32 pays à revenu faible et intermédiaire, les chercheurs ont estimé à 1 000 milliards de dollars la perte qu’elle a représentée pour ces économies sur les dix dernières années. Ces pays ont perdu en dix ans l’équivalent de près des deux tiers du PIB annuel combiné de l’Afrique subsaharienne.
Ce préjudice économique a, de plus, un effet direct sur les budgets publics, l’étude estimant à quelque 25 milliards de dollars la perte en recettes fiscales entraînée par une productivité réduite. Des recettes qui font cruellement défaut quand il s’agit de financer les écoles, les hôpitaux et les stratégies de reprise post-COVID — elles suffiraient à financer 5 milliards de doses du vaccin AstraZeneca (a) !
Les gouvernements se trouvent face à un choix. Si rien n’est fait, la perte de PIB devrait, selon le rapport, atteindre 1 500 milliards de dollars d’ici à 2025, ce qui signifie que les gouvernements qui se décideront à agir pourraient récupérer jusqu’à 500 milliards de dollars.
Il est donc impératif que les responsables politiques fassent de l’égalité numérique entre les sexes une priorité des plans de relance post-COVID visant à construire une économie plus résiliente. En plus de stimuler la croissance économique, les mesures qui seront prises en ce sens contribueront à créer des sociétés plus fortes en réduisant les autres inégalités de genre qui perdurent en matière d’éducation, de leadership politique et de salaires. Autant d’avancées que les gouvernements se sont engagés à accomplir dans le cadre des Objectifs de développement durable.
Dans ces conditions, comment infléchir la trajectoire pour faire en sorte que toutes les femmes aient accès à la technologie et puissent pleinement prendre part à la révolution numérique ?
Une partie de la solution est d’ordre financier. Il faut investir dans les infrastructures TIC pour mettre à la disposition de tous un accès sûr et stable à l’internet haut débit, et ce, à un prix abordable, sachant que le pouvoir d’achat des femmes est souvent inférieur à celui des hommes. Selon les estimations de l’organisation A4AI, il faudra encore investir 428 milliards de dollars sur 10 ans (a) à l’échelle mondiale pour atteindre l’accès universel à internet d’ici à 2030. Des investissements qui seront rapidement amortis et s’avéreront extrêmement rentables.
Mais les infrastructures ne suffiront pas. Il existe en effet un grand nombre de facteurs qui empêchent les femmes et les filles d’accéder à internet et d'être présentes en ligne : obstacles à l’éducation et à l’acquisition de compétences numériques, pressions sociales décourageant les femmes et les filles de posséder leur propre téléphone mobile, inégalité d’accès aux systèmes d’identification personnelle (a), et craintes liées aux questions de protection de la vie privée et de sécurité — sans parler du fléau du cyberharcèlement qui touche les femmes aux quatre coins du globe.
Il convient donc d’adopter une approche plus globale, constituée de tout un arsenal de programmes et de politiques tenant compte des particularités sociales, économiques et culturelles de chaque pays.
Nous avons élaboré un cadre global pour l’économie numérique qui vise à réduire la fracture digitale entre les sexes en agissant sur plusieurs fronts (accès haut débit, inclusion financière numérique, identité numérique, compétences numériques, mais aussi cybersécurité et sécurisation de la navigation en ligne). Cette approche est en phase avec le cadre REACT (Rights, Education, Access, Content, Targets) (a) mis en place par la Web Foundation pour sensibiliser les responsables politiques aux principaux obstacles à la participation pleine et entière des femmes à la sphère numérique.
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Il est donc impératif que les responsables politiques fassent de l’égalité numérique entre les sexes une priorité des plans de relance post-COVID visant à construire une économie plus résiliente.
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Le volet des droits (Rights) préconise, par exemple, de lutter contre les normes de genre qui découragent les femmes de posséder leurs propres appareils. Sous l’intitulé « cibles » (Targets), il s’agit de veiller à ce que toute politique mise en œuvre soit assortie de critères spécifiques d’extension de l’accès des femmes et des filles à internet — ce que bien peu de gouvernements ont fait (a) jusqu’ici.
Le volet « éducation » prescrit d’inclure les compétences numériques dans les programmes d’enseignement et de lutter contre la moindre fréquentation scolaire chez les filles. Ainsi, en Afrique subsaharienne, la non-scolarisation au cycle primaire concerne encore 123 filles (a) pour 100 garçons. Ces mesures viendront compléter les initiatives existantes, comme le programme pilote de développement des compétences numériques (a) que la Banque mondiale (a) a lancé cette année en coopération avec le Partenariat mondial EQUALS (a), au bénéfice de plus de 500 femmes et filles au Rwanda, au Nigéria et en Ouganda.
Si la fracture numérique entre les sexes n’est pas résorbée, les femmes, toujours exclues d’internet, ne seront pas les seules à en subir les conséquences, car c’est la totalité de la population qui sera privée de toutes les idées, activités, initiatives culturelles et richesses liées à leur participation.
Au Kerala, Namitha Narayanan poursuit ses études, en disposant désormais d’un accès internet haut débit (a). Prenons dès à présent toutes les mesures nécessaires pour éviter que la prochaine génération de filles soit obligée d’escalader les toits pour réaliser ses ambitions !
Ce billet a été initialement publie en anglais sur le site Devex
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