Il y a quelques années, des chercheurs ont constaté une tendance récurrente dans les temps d’arrivée des marathoniens. Bien souvent, les coureurs terminent juste avant une tranche d'une demi-heure (3 h 30, 4 h, etc.), mais rarement après. A priori, il n’y a rien sur le plan physiologique qui indique que les coureurs sont beaucoup plus aptes à terminer 42,2 km en 3 heures et 59 minutes plutôt qu’en 4 heures et 1 minute. Cette tendance observée s’explique pourtant facilement : nous nous fixons des objectifs et ces objectifs influencent notre comportement.
Temps d’arrivée à un marathon
Note : Les barres noires mettent en évidence la densité des arrivées dans la tranche de minutes qui précède chaque palier de 30 minutes.
Source : Allen et el. (2004) (a)
Les individus ne sont pas les seuls à se fixer des objectifs et à agir sous leur influence. Les États aussi visent des objectifs dans divers domaines et infléchissent leurs politiques en fonction de ce qu’ils visent. Ces dernières années, le Danemark a, par exemple, consacré un peu plus de 0,70 % de son revenu national brut à l’aide publique au développement (APD) (a). Ce n’est pas un hasard : c’est précisément l’objectif que les pays riches se sont fixé depuis plusieurs décennies.
Il y a une corrélation entre objectif et action, et c'est pourquoi la coopération internationale est ancrée dans des objectifs. C’est particulièrement manifeste pour les 17 Objectifs de développement durable (ODD) et leurs 169 cibles, qui forment le programme de développement le plus ambitieux jamais élaboré pour le bien-être de notre planète. Outre les ODD, plusieurs objectifs internationaux concernent l’allocation des ressources publiques. Le Cadre d’action Éducation 2030, par exemple, appelle les pays à consacrer au moins 4 à 6 % de leur PIB et/ou 15 % à 20 % du total de leurs dépenses publiques à l’éducation. La Déclaration d’Abuja invite quant à elle les pays à allouer pas moins de 15 % de leur budget annuel à l’amélioration du secteur de la santé. Enfin, le programme d’action d’Addis-Abeba sur le financement du développement (a) encourage les pays « à se fixer des objectifs de dépenses adaptés au contexte national pour des investissements de qualité dans des services essentiels pour tous, notamment dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’énergie, et de l’eau et de l’assainissement, en accord avec les stratégies nationales de développement durable. »
Ces objectifs de dépenses servent de levier aux spécialistes des secteurs concernés lors des négociations budgétaires et peuvent inciter les États à financer en priorité des secteurs où les ressources sont insuffisantes. À l’inverse, en l’absence d’objectifs de dépenses pour un secteur donné, le ministère des finances risque de ne pas être convaincu de son importance budgétaire. C’est le cas des dépenses en matière de données. Comme le montre le Rapport sur le développement dans le monde 2021 : Des données au service d’une vie meilleure (a), les données publiques peuvent contribuer à transformer profondément le quotidien des populations, mais ce potentiel reste inexploité faute de financements suffisants dans des produits, outils et analyses de données de base. Les services de l’État chargés du budget n’ont peut-être pas une idée précise des montants nécessaires à la production de données fiables ou sont peut-être peu incités à investir en priorité dans ce domaine. Pourquoi ne pas envisager alors de fixer un objectif de dépenses spécifique pour les données, en fonction du PIB ou du total des dépenses publiques ? Contrairement à la santé et à l’éducation, aucun objectif de dépenses n’existe aujourd’hui pour les données.
Plusieurs facteurs compliquent la définition d’un objectif international de dépenses en matière de données. Et tout d'abord la possibilité d’importants rendements d’échelle dans ce domaine : un pays à forte population n’aura probablement pas besoin de consacrer la même fraction de son PIB ou de ses dépenses publiques aux données qu’un pays moins densément peuplé. Il existe également des rendements d’échelle dans d’autres secteurs, mais, contrairement aux écoles et aux hôpitaux, en ce qui concerne les données, qui nécessitent moins d’infrastructures matérielles et de fonctionnaires, les rendements d’échelle sont assurément plus importants.
Autre raison, plus fondamentale celle-ci : contrairement à la plupart des secteurs, les dépenses en matière de données sont réparties sur plusieurs organismes gouvernementaux. Il est donc difficile de calculer avec précision le montant total des dépenses consacrées aux données. Pour se faciliter la tâche, on pourrait se concentrer sur les dépenses affectées au système statistique national et ainsi déduire un objectif de dépenses, en fonction des ressources nécessaires au financement intégral du plan statistique national ou en fonction des investissements réalisés dans des pays comparables pour atteindre un niveau financement satisfaisant. Cependant, l’obtention de ces données comparatives systématiques relève de la gageure. Comble de l’ironie, les montants d'argent public investis dans les données sont étonnamment difficiles à obtenir, ce qui nuit à la création d’un objectif de dépenses et au suivi de sa progression .
En l’absence de telles données, de quels moyens disposons-nous pour déterminer un objectif pertinent ? Quel budget affecter aux données ou, plus modestement, au système statistique national ?
Les points d'appui sont rares, mais nous ne sommes pas totalement démunis. L’indicateur 17.18.3 des ODD, notamment, permet au partenariat PARIS21 (a) de recenser le nombre de pays dont les plans statistiques sont entièrement financés. Par ailleurs, un document récent (a) publié par la même organisation estime le coût de réalisation de trois scénarios plus ou moins ambitieux pour l’établissement d’un système statistique dans un pays en développement. Selon un scénario d’ambition modeste, les pays clients de l’IDA et de la BIRD devront investir 2,9 milliards de dollars par an pour appuyer une production statistique destinée à la mesure des ODD. Selon un scénario d’ambition moyenne, un budget annuel de 4,2 milliards de dollars serait nécessaire pour financer, en prime, des activités de renforcement des capacités statistiques. Enfin, dans un scénario d’ambition élevée, le coût annuel est estimé à 5,6 milliards de dollars pour mettre en œuvre toutes les dispositions du Plan d’action mondial du Cap pour les données du développement durable (a). En ventilant ces chiffres pour l’IDA et la BIRD et en les exprimant en pourcentage du PIB et des dépenses publiques, on peut estimer de manière approximative des objectifs de dépenses :
Objectifs de dépenses à consacrer au système statistique national
(en pourcentage du PIB et des dépenses publiques)
Source : Calleja et Rogerson (2019) (a); Indicateurs du développement dans le monde (a).
Note : Les calculs des auteurs s'appuient sur les sources citées ci-dessus.
Ces calculs nous montrent que, dans les pays IDA, un objectif ambitieux de dépenses en faveur des activités statistiques correspond à environ 0,1 % du PIB ou 1 % des dépenses publiques . Ces pourcentages sont dix fois moins élevés pour les pays clients de la BIRD, soit 0,01 % du PIB ou 0,1 % des dépenses publiques. Pour un objectif d’ambition modeste, la part du total des dépenses serait deux fois moindre.
Comparés aux objectifs de santé et d’éducation mentionnés ci-dessus, ces proportions sont minimes. Pourtant, elles ne doivent pas oblitérer l’ampleur du défi que représente la mobilisation de ces financements, que ce soit à l’échelle d’un pays ou par le biais de l’APD. À l’heure actuelle, un très grand nombre de systèmes statistiques nationaux sont cruellement sous-financés. Pour les pays concernés, la mobilisation de ces financements ne sera pas une promenade de santé. Mais plutôt un marathon, qui exigera une plus grande culture des données et d’âpres négociations budgétaires. L’existence d’objectifs de dépenses pourra peut-être permettre à certains pays de franchir la ligne d’arrivée un peu plus tôt...
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Pour plus d'informations sur le Rapport sur le développement dans le monde 2021, consulter le site dédié (a).
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