Vous vous appelez Sarah. Vous vivez à New York, ou peut-être à Nairobi, où vous partagez votre temps entre vos jeunes enfants et un petit commerce. Votre vie est plus confortable que celle de votre mère, et les perspectives d'avenir de vos enfants dépassent toutes vos espérances. Jusqu'au jour où votre mari vous frappe violemment dans un accès de jalousie.
Il se met bientôt à surveiller vos appels téléphoniques et vos déplacements, à vous humilier et à vous battre régulièrement. Comme il s'excuse parfois, vous espérez que les choses finiront par s'améliorer. Mais lorsqu'il apprend que vous envisagez d'ouvrir un compte bancaire à votre nom, il met le feu à votre boutique, détruisant ainsi tous vos espoirs d'indépendance. Vers qui pouvez-vous vous tourner lorsque vos amis et les membres de votre famille vous disent que vous avez de la chance d'avoir un mari qui travaille, et que la police, l'Église et les services judiciaires n'ont ni aide ni refuge à vous offrir ? Vos possibilités sont limitées, et toutes sont risquées, pour vous comme pour vos enfants.
Sarah, un personnage « composite » élaboré à partir d'histoires réelles, fait partie d'un module pédagogique intitulé « In Her Shoes » (a) qui a été élaboré par la Coalition de l'État de Washington contre la violence domestique, puis adapté pour l'Amérique latine et l'Afrique de l'Est. Conçu comme un jeu de rôle, ce module vise à sensibiliser les prestataires de services et les professionnels de l'aide sociale et du développement, entre autres, à la sombre réalité des femmes victimes de violences, dont le nombre avoisine les 700 millions dans le monde.
Les violences faites aux femmes et aux jeunes filles sont un fléau mondial, et elles constituent l'une des principales causes de décès ou de blessure grave parmi les 19-44 ans. L'an dernier, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié une étude inédite indiquant que plus d'un tiers des femmes dans le monde subiront des violences physiques au cours de leur vie. Et la plupart d'entre elles ne cherchent pas à obtenir de l'aide et n'en parlent à personne.
Constituant l'une des formes d'inégalités les plus oppressives, ces violences prennent de multiples visages : mariages précoces, mutilations génitales, crimes d'honneur, violences conjugales, viols, privations économiques, etc. Elles empêchent les femmes et les jeunes filles de participer à égalité à la vie sociale, économique et politique, et elles contribuent à perpétuer le cycle de la pauvreté. Leur impact se fait sentir dans l'ensemble des projets de développement, que ceux-ci touchent au secteur minier, aux infrastructures, aux transports, aux technologies, à l'éducation, à l'assainissement ou à la santé.
Au-delà des immenses souffrances personnelles qu'elles engendrent, ces violences ont un coût économique qui nuit aux efforts déployés pour mettre fin à la pauvreté et favoriser une prospérité partagée. La perte de productivité qui leur est imputable est estimée au bas mot à 1,2 % du PIB au Brésil et en Tanzanie, voire 2 % au Chili, ce qui correspond à peu près à la part de PIB que la plupart des pays consacrent à l’enseignement primaire.
C'est un chiffre colossal, et l'une des raisons pour lesquelles les organismes de développement, les donateurs, les institutions financières internationales et, de plus en plus, le secteur privé intensifient leurs efforts de lutte contre ces violences. De plus, grâce à la portée mondiale de leur action, à leur capacité à générer et partager des connaissances (a), à leurs importantes ressources financières, à leurs partenariats et à leur pouvoir de mobilisation, des organismes tels que le Groupe de la Banque mondiale sont particulièrement bien placés pour piloter et promouvoir des interventions fondées sur des données probantes.
Ces dernières années, la Banque a identifié les violences à l'encontre des femmes comme un domaine stratégique dans lequel un renforcement de son action peut avoir un impact générateur de transformations, ce qui l’a conduite à modifier sa manière de travailler. Voici quelques exemples récents de cette évolution :
En Papouasie-Nouvelle-Guinée, dans le cadre de la préparation d’un projet minier, nos consultations auprès des femmes de la région concernée ont révélé que celles-ci craignaient que l’afflux de main-d’œuvre se traduise par une hausse du niveau des violences et des mauvais traitements à leur encontre. En conséquence, une femme a été nommée et chargée d’exprimer leurs inquiétudes à la table des négociations, et il a été convenu que 10 % des recettes issues des opérations minières seraient consacrées à des programmes d’aide aux femmes et aux enfants. Cet accord a ensuite été renégocié et la part des recettes allouées à ces programmes a été portée à 18,24 %.
Au Brésil, la Banque mondiale a accordé un prêt à l’appui des politiques de développement de 500 millions de dollars destiné à un projet d’infrastructure majeur visant à moderniser le système de transports urbains de Rio de Janeiro. Le projet tient compte des problèmes de violences contre les femmes et tire profit du réseau urbain pour mettre tout un éventail de moyens économiques et juridiques à disposition des femmes. Désormais, toutes les stations seront dotées de toilettes pour femmes et d’un éclairage plus performant. Cinq grandes stations seront équipées de centres proposant des services juridiques, médicaux et de conseil aux femmes victimes de violences, ainsi que de 107 terminaux d’information électroniques. Une initiative similaire, axée sur les transports, est en cours en Équateur, avec un prêt de 205 millions de dollars de la Banque mondiale.
Nous fournissons également des dons d’un montant total de 107 millions de dollars en faveur du Burundi, de la République démocratique du Congo (RDC) et du Rwanda, dans le cadre d’un projet destiné à apporter un soutien aux femmes victimes de violences grâce à une prise en charge intégrée : soins, soutien psychologique, aide juridique et appui à l’autonomisation économique. Le Projet d’urgence relatif à la violence sexuelle et basée sur le genre et la santé des femmes dans la région des Grands Lacs est le premier projet de la Banque mondiale en Afrique à se focaliser sur la situation des femmes ayant été victimes de violences et sur la mise en place de services intégrés à leur intention.
Nous devons encore approfondir nos connaissances sur la manière dont toutes ces violences handicapent les femmes et les jeunes filles, sur les améliorations à apporter à nos projets pour qu'ils répondent mieux aux besoins de celles qui en ont été victimes, sur les moyens d'éviter d'introduire des risques inutiles pour celles qui sont déjà vulnérables, et sur la manière dont nous pourrions intégrer la prévention et la lutte contre les violences à tous nos projets.
Mary Ellsberg (a), spécialiste reconnue des violences faites aux femmes et directrice fondatrice du Global Women’s Institute (GWI) (a) de l'université George Washington, a animé il y a peu une session du module « In Her Shoes » à destination du personnel du Groupe de la Banque mondiale, et elle a fait salle comble ! Nombre de personnes n'ont commencé que récemment à prendre en compte les questions d'égalité hommes-femmes et de violences faites aux femmes dans la conception et la mise en œuvre des projets de développement, et cet événement a été l'occasion d'une véritable prise de conscience pour elles.
À l'occasion de cette quinzième édition de la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, espérons que, dans le monde entier, les professionnels du développement prendront le temps de se mettre à la place de femmes telles que Sarah, et qu'ils réfléchiront à ce que nous pouvons tous faire pour les libérer de cette violence afin qu'elles puissent enfin réaliser leur potentiel. À cette fin, le Groupe de la Banque mondiale, en partenariat avec l'initiative GWI et la Banque interaméricaine de développement (BID), lanceront le 3 décembre un nouveau guide de ressources en ligne (a) distillant les bonnes pratiques et les enseignements qui ont été retirés des interventions visant à lutter contre les violences à l'égard des femmes et des jeunes filles dans une grande variété de domaines.
Les cibles proposées pour prendre la suite des objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) après 2015 vont conduire à fortement intensifier les efforts visant à éradiquer définitivement les violences faites aux femmes et aux jeunes filles. Des travaux de recherche prometteurs (a) ainsi que l'engagement manifesté par les dirigeants du monde entier vis-à-vis de ce problème pressant suggèrent que cet objectif est à portée de main.
Caren Grown est la directrice principale du pôle Genre et égalité des sexes du Groupe de la Banque mondiale.
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