Le Forum de Davos se déroule cette année dans un contexte économique prometteur . Pour la première fois depuis la crise financière, l’économie mondiale a de bonnes chances de tourner à plein régime ou presque en 2018, comme nous l’avons indiqué dans notre dernière édition des Perspectives économiques mondiales. Si la croissance dans les économies avancées va légèrement fléchir, les prévisions de la Banque mondiale tablent en revanche sur la consolidation de la croissance dans les pays émergents et en développement, qui devrait s’accélérer cette année à 4,5 %.
Le retour de la croissance mondiale est une bonne nouvelle pour le combat que nous menons contre la pauvreté et en faveur d’une prospérité partagée dans le monde entier . Reste que je nourris des inquiétudes lancinantes face à un certain nombre de processus à l’œuvre.
En premier lieu, on assiste à travers le monde à une montée des aspirations individuelles. Pratiquement partout où je me rends, je vois des gens les yeux rivés à leurs smartphones. Grâce à l’internet et aux réseaux sociaux, il est facile de savoir comment les autres vivent. Nos travaux de recherche montrent que plus les gens ont accès à Internet, plus leur revenu de référence (c’est-à-dire le revenu auquel ils comparent le leur) tend à augmenter, et, avec lui, les aspirations des populations. Or la connectivité numérique explose. En Afrique, 226 millions de smartphones étaient connectés à l’internet à la fin de 2015 ; d’ici 2020, ce nombre va tripler, pour atteindre les 750 millions. Des études prévoient que 8 milliards de personnes dans le monde auront accès à l’internet à l’horizon 2025 .
Il faut se réjouir de cet essor des aspirations. Conjuguées aux opportunités, elles peuvent insuffler du dynamisme et donner lieu à une croissance économique durable et solidaire. Mais je crains, comme semblent l’indiquer les travaux de recherche, que les attentes frustrées de leurs populations n’entraînent les pays sur la voie de la fragilité, des conflits, de l’extrémisme et de la migration.
En deuxième lieu, nous vivons dans un monde où l’innovation s’accélère et où la technologie transforme presque tous les aspects de notre vie. Nous en faisons l’expérience dans nos activités de développement, de l’archipel de Zanzibar, où des drones nous permettent d’établir un cadastre numérique national, à l’Asie du Sud, où des images satellite nous aident à cartographier les coupures de courant dans plusieurs dizaines de milliers de villages. Grâce aux nouvelles technologies, nous disposons de données plus nombreuses et de meilleure qualité pour pouvoir mieux évaluer notre impact et étendre nos initiatives fructueuses à travers le monde .
Mais la technologie modifie également la nature du travail. Si nous ne savons pas exactement à quoi ressemblera le travail de demain, il ne fait aucun doute que l’automatisation va se substituer à un grand nombre de tâches et détruire bon nombre d’emplois peu complexes et peu qualifiés . Les emplois restants, ainsi que ceux voués à apparaître, exigeront des compétences nouvelles et plus sophistiquées. Selon certaines études, pas moins de 65 % des enfants actuellement à l’école primaire travailleront demain dans des métiers ou des champs qui n’existent pas encore.
Si l’on en croit un rapport du McKinsey Global Institute publié au mois de décembre dernier, ce sont près de la moitié des emplois qui pourraient être automatisés à terme — et cette prévision ne prend en compte que les technologies déjà disponibles aujourd’hui. Penseur éminent des technologies du futur, Rob Nail me disait récemment ceci : « Le rythme des innovations s’accélère littéralement de jour en jour : ce que nous voyons aujourd’hui n’est rien à côté de ce que nous verrons chaque jour du reste de notre vie. »
Enfin, en troisième lieu, alors que les aspirations augmentent dans le monde et que la technologie bouleverse la nature du travail, nous sommes aussi confrontés à une crise dans l’éducation : comme le souligne notre dernier Rapport sur le développement dans le monde, 250 millions d’enfants ne savent ni lire ni écrire même après plusieurs années sur les bancs de l’école , et quelque 264 millions n’ont même pas la chance d’être scolarisés au primaire ou au secondaire .
Pour pouvoir s’insérer dans l’économie de demain et soutenir la concurrence, les pays vont devoir investir beaucoup plus et mieux dans leur population, et en particulier dans la santé et l’éducation, qui forment le socle du capital humain. Mais notre mode de financement de la santé et de l’éducation n’est plus opérant. Trop souvent, les chefs d’État et les ministres des Finances ne sont disposés à investir dans leur population qu’en recourant à des dons ou des prêts concessionnels. Trop souvent, ils nous disent : « nous investissons d’abord dans la croissance de nos économies et ensuite nous investirons dans nos populations ». Nous devons changer le système et susciter une demande en faveur d’une expansion des investissements dans l’humain.
Afin de contribuer à la résolution de cette crise et d’aider les pays à se préparer à un avenir incertain, nous avons lancé à l’automne le Projet sur le capital humain, une initiative qui vise à encourager vigoureusement les pays à investir dans la santé et l’éducation. En collaboration avec des économistes de premier plan spécialisés dans ces domaines, nous tentons actuellement d’éclairer la manière dont les pays investissent — et, bien trop souvent, n’investissent pas suffisamment — dans ce qui forgera le capital humain de la génération future.
Le Projet sur le capital humain donnera lieu à un classement dont nous espérons qu’il contribuera à stimuler les investissements dans la santé et l’éducation des jeunes . Ses données et ses analyses nous aideront par ailleurs à conseiller les pays pour qu’ils sachent où investir au mieux leurs ressources.
Nos travaux nous ont déjà permis de mettre au jour des éléments tout à fait édifiants en ce qui concerne l’éducation. À partir de la plus grande base de données comparables sur la qualité de l’éducation dans le monde, qui couvre plus de 90 % de la population mondiale, nous nous attachons à mesurer, à nombre d’années de scolarité égal, les très fortes disparités d’acquis scolaires qui existent entre les pays. Ce qui, dans le langage de nos économistes, se traduit ainsi : les données suggèrent qu’une année de scolarité « vaut » bien plus dans certains pays que dans d’autres .
Grâce à ces nouveaux éléments, le Projet sur le capital humain aidera les pays à améliorer leurs systèmes éducatifs ; parallèlement, nous entreprenons des travaux similaires afin d’améliorer les investissements dans la santé.
Il faut agir maintenant si nous voulons mettre fin à l’extrême pauvreté et promouvoir une prospérité partagée, conformément aux objectifs que nous nous sommes fixés. Il en va aussi de la paix, de la stabilité et de la prospérité dans une large partie du monde. En investissant beaucoup et mieux dans le capital humain, avec un sentiment d’urgence à la hauteur de la crise, nous pouvons favoriser l’égalité des chances, exploiter tout le potentiel de l’innovation, et veiller à ce que le système de marché mondial profite à tous.
Ce billet a été initialement publié par le Forum économique mondial (a) dans le cadre de ses 48e Réunions annuelles (a).
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