« Les réfugiés passent en moyenne 17 ans dans les camps ». En raison de la diffusion fréquente de cette statistique cinglante, on tend à percevoir les crises des réfugiés comme un phénomène sans fin qui échappe à tout contrôle. Ce chiffre a d’importantes répercussions lorsqu'il s’agit de définir le type d’aide nécessaire, la part dévolue à l’aide humanitaire et celle au soutien au développement, tout comme les réponses possibles à la crise.
Mais ce chiffre est-il avéré ? Pas vraiment.
En réalité, cette statistique des 17 ans figurait dans un rapport interne du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), mais les nombreuses réserves qui nuançaient ce chiffre ont peu à peu été oubliées. Tout d’abord, la statistique ne concerne pas seulement les camps puisque la grande majorité des réfugiés n'y vivent pas. Par ailleurs, elle cible uniquement les réfugiés depuis cinq ans ou plus : c’est donc une durée moyenne des cas les plus longs et non de toutes les situations. Autre point important, elle renvoie à la durée des situations et non pas au total du temps passé en exil.
Prenons le cas des réfugiés somaliens au Kenya, qui ont commencé à arriver en masse vers 1993, il y a 26 ans. On dénombre aujourd'hui 252 500 réfugiés somaliens. Mais peut-on dire que ces 252 500 personnes vivent toutes en exil depuis 26 ans ?
En fait, les cas de déplacement forcé sont intrinsèquement dynamiques : leur nombre varie chaque année en fonction de l'évolution politique et militaire dans le pays d'origine (figure 1). Actuellement, sur la totalité des réfugiés somaliens au Kenya, seule une infime partie est arrivée avant 2008, soit il y a une dizaine d'années environ.
Partant de ce constat, et à partir des données publiées par le HCR fin 2018, nous avons recalculé la date la plus ancienne à laquelle les différentes cohortes de réfugiés seraient arrivées dans chaque situation (selon la méthodologie appliquée dans un précédent document de travail [a]). Nous avons ensuite agrégé toutes les situations pour constituer une « population mondiale de réfugiés » unique, puis calculé les moyennes mondiales et les durées médianes.
Quels sont les résultats ?
L'examen de la « population mondiale de réfugiés » (figure 2) permet ainsi de distinguer plusieurs épisodes distincts de déplacement.
Regroupons maintenant ces chiffres par grandes vagues d'arrivée (figure 3).
En premier lieu, on distingue un large contingent d’environ 8,5 millions de « réfugiés récents », arrivés au cours des quatre dernières années. Ce groupe est composé d’environ 2,9 millions de Syriens et de personnes fuyant le Soudan du Sud (1,7 million), le Myanmar (700 000), l’Afghanistan (400 000), le Burundi (300 000), la République démocratique du Congo (300 000), l'Iraq (200 000) et la République centrafricaine (200 000).
La deuxième grande catégorie regroupe environ 6,4 millions de personnes qui ont passé cinq à neuf années en exil. Elle comprend les réfugiés venant de Syrie (3,6 millions) et du Soudan du Sud (600 000), le flot actuel de réfugiés somaliens (300 000) et les personnes fuyant le Soudan (300 000), la République centrafricaine (200 000), l'Afghanistan (200 000) et la République démocratique du Congo (200 000).
Environ 3,2 millions d’individus sont exilés depuis 10 à 34 ans. Cette période est marquée par des entrées relativement faibles et par deux épisodes où elles ont été plus importantes : l’arrivée de quelque 300 000 réfugiés soudanais il y a environ 17 ans et, il y a plus ou moins 27 ans, le déplacement d'environ 500 000 Somaliens et de 200 000 Érythréens.
Le dernier contingent vit en exil depuis 35 à 40 ans. Ces 2,2 millions de réfugiés sont pour la plupart Afghans (1,9 million), mais on dénombre également 300 000 Vietnamiens qui ont fui leur pays à la fin des années 1970 et au début de la décennie 1980. Enfin, on observe quelques rares cas où l’exil se prolonge jusqu'à 58 ans, qui concernent essentiellement le Sahara occidental.
Penchons-nous à présent sur les durées moyennes. Fin 2018, la durée médiane d'exil s’établissait à cinq ans, ce qui signifie que la moitié des réfugiés dans le monde a passé cinq ans au plus en exil. Cette médiane a considérablement fluctué depuis la fin de la Guerre froide, en 1991, avec des périodes variant de 4 à 14 ans. En comparaison, la durée moyenne s’établit à 10,3 ans et reste relativement stable depuis la fin des années 1990, soit entre 10 et 15 ans.
Ce constat, cependant, amène à une autre conclusion importante : ces tendances peuvent être contre-intuitives. En réalité, une baisse de la durée moyenne de l'exil n'est pas en soi une amélioration, mais plutôt la conséquence d'une dégradation de la situation d'ensemble. Le nombre moyen d'années augmente lorsqu'il y a relativement peu de nouveaux réfugiés alors qu’il diminue quand les entrées sont massives. Ce fut le cas par exemple en 1993-1994 lors des conflits dans l’ex-Yougoslavie et au Rwanda, en 1997-1999 avec les conflits en République démocratique du Congo et dans d’autres territoires africains, puis après 2003 à la suite de l’instabilité en Iraq, en Somalie et au Soudan, et enfin depuis 2013 avec la guerre en République arabe syrienne.
Nous avons examiné le nombre de personnes qui ont passé plus de cinq ans en exil. Fin 2018, ce chiffre s'élevait à 11,9 millions de réfugiés. Le nombre de réfugiés de longue date a été remarquablement stable depuis 1991, se situant entre 5 et 7 millions pendant la majeure partie de la période, avant d'augmenter considérablement au cours des trois dernières années. Dans ce groupe, la durée moyenne de l'exil augmente avec le temps, en grande partie à cause de la situation non résolue des réfugiés afghans, qui fait grimper les moyennes. Aujourd'hui, elle est bien supérieure à vingt ans.
Cette brève analyse des chiffres du HCR démontre que les données disponibles sur les réfugiés peuvent être utilisées pour clarifier des éléments importants du débat politique. La question des réfugiés est complexe et il est important de pouvoir s'appuyer sur des éléments solides pour en dresser un tableau plus nuancé.
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