Les transferts d'argent fréquents et informels en faveur de membres de la famille ou de l’entourage ont été largement observés en Afrique (et dans d'autres parties du globe). Des normes sociales bien ancrées imposent souvent à un individu qui gagne de l'argent d'aider ses amis et ses proches. Ce soutien peut être important pour les ménages en période de crise, mais quels sont les coûts potentiels de telles pressions redistributives ? Plus précisément, ces normes peuvent-elles amener les individus à modifier leurs comportements en matière de travail, d'épargne et d'investissement, au détriment d'une amélioration de leur propre situation économique ? En ce sens, les liens sociaux peuvent parfois devenir une trappe à pauvreté lorsqu'ils entraînent un « biais de statu quo » et une opposition collective (même si elle n'est pas exprimée) aux efforts déployés par les individus pour élargir leurs sources de revenus (voir par exemple la discussion dans Hoff et Sen 2006). Carranza, Donald, Grosset et Kaur (a) ont voulu le vérifier en menant une étude novatrice en Côte d'Ivoire sur l'offre de travail et les revenus. Et ce qu'ils ont découvert est édifiant !
Avant d'aborder leur étude, je tiens à féliciter les auteurs pour leur excellente et minutieuse compilation bibliographique. Pour tous ceux qui recherchent de la littérature dans le domaine de la « taxe sociale », cet article est une ressource précieuse.
Le contexte est celui d'une usine de transformation de noix de cajou en Côte d'Ivoire, dans laquelle les auteurs ont suivi un échantillon de 474 travailleurs rémunérés à la pièce (presque exclusivement des femmes). L'article décrit d'abord précisément les phénomènes de taxe sociale parmi ces ouvriers avant de se pencher sur l'expérience proprement dite. Les ouvriers (ou plutôt surtout des ouvrières) transfèrent en moyenne entre 25 et 35 % de leurs revenus à des personnes extérieures à leur foyer , la plupart (environ 70 %) étant des membres de la famille élargie et en général des personnes ne travaillant pas dans l'usine. Les demandes d'argent leur arrivent en général le jour de la paye ou juste après (deux fois par mois), lorsque les travailleurs perçoivent leur salaire en espèces. Quand ils gagnent davantage, ils s'attendent à recevoir plus de demandes de la part de leur entourage. Ils expliquent aussi que ne pas partager ses revenus entraîne un coût social, décrit comme une stigmatisation et un isolement. Les ouvriers évitent en partie cette taxe sociale en déployant des stratégies pour se débarrasser de leur argent liquide : ils achètent des articles ménagers le jour même de la paye, mettent de l'argent de côté avec d'autres personnes et participent à des tontines.
L'expérience consiste à offrir à ces travailleurs, la plupart sans compte bancaire, un compte d'épargne bloqué pour les gains supérieurs à leur revenu de base. Pour cela, ces derniers fixent un seuil plus élevé que leur revenu de base et les gains au-delà de ce seuil sont placés sur le compte d'épargne, les fonds étant bloqués pendant trois à neuf mois. Comme le précise l'article, ces comptes « ont pour but d'accroître la probabilité que toute augmentation de la productivité soit conservée par les travailleurs pour leur propre usage futur », réduisant ainsi la taxe sociale tout en augmentant l'offre de travail.
En outre, les comptes bloqués peuvent aussi remédier aux problèmes de maîtrise de soi, ce qui entraînerait également une augmentation de l'offre de travail. Pour mieux mettre en lumière l'existence d'une taxe sociale et ses effets sur l’offre de travail, les auteurs ont proposé aux ouvriers des comptes d'épargne privés ou publics. Sous couvert d'une campagne de la banque pour accroître le taux d'utilisation de ces instruments d'épargne, l'existence du compte public est portée à la connaissance du réseau social des titulaires. L'article fournit davantage de détails, mais en résumé, cela implique l'envoi de deux SMS aux membres du réseau social du travailleur, dont l'un est programmé pour la date de déblocage des fonds. Enfin, aucun compte d'épargne bloqué n'est proposé à un troisième groupe de travailleurs. Les auteurs précisent que leur méthode s'appuie sur des expériences de laboratoire sur le terrain qui permettent de vérifier si les individus sont prêts à payer pour éviter que leurs connaissances soient informées de leurs rentrées exceptionnelles.
L'expérience a été divisée en deux phases. La première, qui consiste simplement à offrir des comptes bloqués, avait pour but d'instaurer la confiance et de vérifier la faisabilité générale de l'opération. Pour la phase 2, un échantillon a été composé de personnes passées par la phase 1 ou de travailleurs supplémentaires, et tous se sont vu attribuer l'un des deux types de comptes (privé ou public). La phase 2 ne concernait pas les personnes auxquelles aucun compte n'a été proposé, ce que les auteurs expliquent comme un choix stratégique visant à maximiser la capacité à tester les hypothèses clés (vraisemblablement à travers un échantillon plus important avec un budget de recherche fixe). Une décision judicieuse, sachant que la comparaison entre la situation des travailleurs pourvus d’un compte public et ceux sans compte n'était pas essentielle à l'ensemble des conclusions exposées dans l’article.
Voyons d'abord ce qu'il en est du taux de souscription. Le taux de souscription aux comptes privés augmente entre la phase 1 (43 %) et la phase 2 (60 %), il est même de 90 % pour les travailleurs qui avaient déjà un compte privé en phase 1 et à qui un autre compte de ce type a été offert en phase 2. Les auteurs attribuent ceci à une marque de confiance des travailleurs envers ce type de service bancaire. J'ajouterais qu'il s'agit d'un enseignement intéressant sur la prise en compte de la susceptibilité des individus à utiliser quelque chose d'inhabituel ou de nouveau.
Et qu'en est-il des comptes publics ? Et bien seuls 14 % des travailleurs ont accepté l'offre ! En soi, cela pourrait être dû à de nombreux facteurs. Néanmoins, les auteurs apportent des données supplémentaires qui suggèrent que les craintes d'une taxe sociale sont la raison de ce faible taux de souscription. Ainsi, la quasi-totalité (96 %) des personnes ayant refusé l'offre a déclaré craindre de recevoir davantage de demandes d'argent si leur réseau social était informé de l'existence de leur compte.
Les seuils des comptes étaient relativement élevés, et pourtant ils étaient activement utilisés, ce qui est cohérent avec les effets sur les volumes de travail et les revenus constatés. Chez ceux qui ont souscrit un compte privé, le revenu augmente de 11 % (ce qui est très considérable), en partie grâce à une baisse de l'absentéisme. Sur chaque période de deux semaines, les titulaires d'un compte privé travaillent plus d'un jour supplémentaire. La diminution de la pression redistributive a ainsi un impact considérable sur leur activité. Parallèlement, les revenus provenant d'autres sources (en dehors de l'usine) ne changent pas. Les effets sont plus importants pour les travailleurs qui font état des plus fortes pressions sociales pour céder une partie de leurs revenus. Et est-ce que cela se produit principalement avec les couples (au sein du ménage) ? Non : les auteurs constatent des effets encore plus importants chez les femmes sans partenaire.
Voyons maintenant ce qui se passe quand le compte privé est débloqué. Les données suggèrent que le montant des transferts augmente, ce qui pourrait refléter un certain altruisme ou l'existence d'une taxe sociale lorsque le compte est débloqué (car ces comptes ne restent pas toujours secrets). Cet article examine aussi diverses autres explications compatibles avec les principaux résultats constatant l'existence d'une taxe sociale : s'agit-il d'un phénomène lié à la maîtrise de soi? Les titulaires d'un compte ont-ils davantage tendance à se fixer des objectifs ? Les inquiétudes en matière de protection de la vie privée expliquent-elles les résultats pour les comptes publics ? Les travailleurs à qui aucun compte n'a été proposé sont-ils mécontents et travaillent-ils moins ? Réponse : non, non, non et non.
Conclusion : la taxe sociale est élevée. Les auteurs calculent que le travailleur moyen est soumis à une taxe sociale de 9 à 14 %, certaines estimations étant beaucoup plus élevées en fonction des hypothèses d'élasticité de l'offre de travail. Et comme ils le remarquent, l'assurance sociale peut se transformer en taxe sociale et, par conséquent, limiter l'effort de travail et les revenus. Ces distorsions sont économiquement significatives. Elles peuvent contribuer à la compréhension des problèmes de recrutement, de fidélisation et de productivité de la main-d'œuvre que rencontrent les entreprises formelles en Afrique. Pour en revenir au début de ce billet, les facteurs qui sous-tendent une taxe sociale néfaste sont également à la base des mécanismes positifs que constituent l’assurance sociale et le partage des risques informels. L'enjeu, comme le concluent également les auteurs, est donc de développer des outils généralisables pour réduire la taxation sociale sans compromettre les mécanismes de partage des risques.
Prenez part au débat