Les sukuk sont des titres négociables. Ils sont cotés sur les grandes bourses du monde entier et les transactions dont ils font l’objet sont réglées par l’intermédiaire des plus importants systèmes de compensation des titres. Ils sont, en d’autres termes, des instruments des marchés financiers au même titre que les actions et les obligations. Certes, les sukuk sont structurés de manière à respecter certains principes islamiques, mais le fait qu’ils soient conçus de manière à pouvoir être utilisés par des investisseurs islamiques ne modifie pas leur nature fondamentale. Après tout, une Tesla reste une voiture, même si elle vise à attirer une certaine clientèle.
Et pourtant, sur la plupart des grands marchés financiers, les sukuk ne sont pas considérés comme un instrument parmi d’autres, comme s’ils étaient trop atypiques ou « exotiques » pour qu’on ose s’y aventurer . Si vous contactez le département des marchés financiers d’une banque à New York ou Tokyo pour obtenir des informations sur les sukuk, votre appel sera probablement aussitôt transféré au bureau de Dubaï.
L’exotisme peut avoir du bon dans le monde des affaires. Par exemple, si un nouveau restaurant marocain s’ouvrait à Wichita (Kansas) et était qualifié d’« exotique », une telle appellation pourrait attirer l’intérêt des gastronomes intrépides de la région. L’exotisme est, en revanche, rarement perçu comme une qualité souhaitable sur les marchés des capitaux. Résultat : les investisseurs vont éviter les produits décrits comme tels ou ils exigeront le paiement d’une prime par rapport aux instruments plus classiques.
Diverses raisons sont invoquées pour justifier le fait que les sukuk sont considérés comme un membre exotique et éloigné de la famille des titres financiers. Les deux principales sont les suivantes : 1) les sukuk sont extrêmement complexes, et 2) ils sont uniquement destinés aux marchés émergents.
En ce qui concerne le premier point, c’est-à-dire la complexité de l’instrument, il est certainement vrai que les documents juridiques qui doivent être établis pour les sukuk peuvent être volumineux. L’argument consistant à pénaliser ces instruments en raison de leur complexité ne serait toutefois valable que si les obligations étaient nettement plus simples. En réalité, les documents relatifs à ces dernières sont eux aussi assez obscurs. Imaginons le dispositif expérimental suivant : des poètes n’ayant aucune compétence en matière financière doivent lire du début à la fin l’acte de création d’une obligation et le contrat d’un sukuk. Outre le fait que l’expérience serait cruelle, nos cobayes pourraient bien parvenir à la conclusion que le premier est autrement plus compliqué que le second.
En fait, si les sukuk sont considérés comme inhabituellement complexes, c’est en grande partie en raison de l’emploi de certains termes arabes comme ijara et moudaraba. Les marchés des capitaux ayant toutefois réussi à adopter d’autres expressions singulières, du dividende préciputaire à la défaisance en passant par la clause pari passu, ils devraient pouvoir intégrer quelques termes en langue arabe... Et ce d’autant plus que les principes contractuels que ces deux mots désignent (un crédit-bail et une participation) sont bien connus de tous les spécialistes de la finance.
L’emploi de termes arabes conforte aussi le deuxième argument mis en avant, à savoir la conviction que les sukuk sont essentiellement des produits uniquement destinés aux marchés émergents. Du point de vue d’une salle de marché située à New York, Londres ou Tokyo, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un produit intégrant des principes de la charia et utilisant des mots arabes soit étiqueté « marchés émergents ». De fait, il est vrai que, sur ces marchés, de nombreux acteurs émettent des sukuk et que de nombreux investisseurs les achètent. Cela ne devrait toutefois pas suffire pour cantonner cet instrument aux marchés émergents. Après tout, le nombre de sociétés cotées à la fois sur la National Stock Exchange of India et la Shanghai Stock Exchange est plus élevé que celui des sociétés côtés à New York ou à Londres, mais nul n’en déduit pour autant que les actions sont devenues un produit exclusif des marchés émergents.
Qui plus est, la majorité des sukuk placés sur les marchés internationaux ne sont pas des instruments traditionnels des marchés émergents. La plupart sont émis par des entités souveraines, des instances supranationales, des entreprises d’État et d’importantes sociétés multilatérales dont la note de crédit se trouve dans la partie supérieure de la catégorie investissement. Un certain nombre d’importants émetteurs occidentaux, comme le Royaume-Uni, le Luxembourg et l’International Financing Facility for Immunization (organisation internationale constituée en entité caritative au Royaume-Uni) ont tous exécuté des opérations sur sukuk.
Autrement dit, la manière dont les sukuk sont perçus ne cadre pas avec la réalité. De nombreux acteurs des marchés des capitaux ne veulent pas les utiliser parce qu’ils estiment que ces produits sont des instruments de marchés émergents trop complexes, sans voir qu’ils ne sont fondamentalement que des titres financiers parmi d’autres. Comme ceux qui invoquent une tempête de neige pour nier le changement climatique, ils s’attachent à certains aspects superficiels du produit, notamment l’emploi de termes arabes, et ne parviennent pas à voir que, fondamentalement, les sukuk peuvent être un instrument très utile des marchés des capitaux.
Négliger les sukuk n’est pas sans inconvénient pour les investisseurs internationaux, car ce produit peut leur permettre de diversifier leur risque de crédit et offrir de fructueuses perspectives. Par exemple, la Banque islamique de développement, qui est une institution supranationale ayant pour objectif de promouvoir une croissance sociale et économique durable dans ses pays membres, émet plusieurs milliards de dollars de sukuk assortis d’une notation AAA chaque année. Tout investisseur en titres à revenu fixe ayant une notation élevée devrait considérer ces sukuk comme un instrument précieux permettant de diversifier son portefeuille.
En résumé, les sukuk sont tout simplement, comme les actions et les obligations, un type de titres négociables. Ils n’ont pas de nationalité particulière et ne sont pas réservés à une catégorie spéciale d’institutions. Il serait bon pour les marchés financiers internationaux que les sukuk soient communément reconnus comme un instrument foncièrement utile et propice à la diversification.
Ce billet a été initialement publié en anglais dans Islamic Finance News, le 12 avril 2023.
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