L’éducation fait partie des infrastructures nécessaires à l’emploi, au développement social et à la croissance économique future. Or les pays à revenu faible et intermédiaire sont confrontés à une grave crise des compétences : près de 70 % des enfants sont incapables de lire un texte simple à l’âge de 10 ans. Pour y remédier, les pouvoirs publics, les ménages et les bailleurs de fonds consacrent chaque année plus de 5 800 milliards de dollars au financement des systèmes éducatifs, en mettant fortement l’accent sur les premiers apprentissages.
S’il est logique d’accorder une importance primordiale à l’acquisition des bases fondamentales, force est de constater que les pays en développement consacrent moins de 20 % de leur budget de l’éducation à l’enseignement supérieur et moins de 2 % de leur PIB à la recherche-développement (R&D). Ces faibles pourcentages réduisent leurs capacités de recherche de pointe et d’innovation. À titre de comparaison, les pays à revenu élevé consacrent plus de 3 % de leur PIB (par ailleurs autrement plus élevé) à la R&D, auquel viennent s’ajoutent les contributions privées et les budgets beaucoup plus importants de l’enseignement supérieur.
Les nouvelles technologies sont souvent mises au point par les pays riches et ne répondent pas nécessairement aux problématiques singulières des pays en développement
Pour certains, il ne faudrait pas s’alarmer des carences de l’enseignement supérieur et de la R&D dans le monde en développement : certes, les technologies innovantes sont importantes, mais il suffit aux pays à faible revenu de les « importer » auprès des pays à revenu élevé.
C’est passer à côté d’une évidence : les problèmes locaux exigent souvent des solutions locales. La quasi-totalité de la R&D (a) se fait dans les pays riches, et les technologies qui en résultent répondent surtout à leurs besoins. Si la première cause de décès en France est le cancer, la recherche médicale priorisera les nouveaux traitements contre le cancer. Si, en raison des conditions pédologiques et climatiques qui y prévalent, la majorité des agriculteurs cultivent du blé et du maïs aux États-Unis, les scientifiques mettront au point de nouvelles variétés pour ces cultures. Dans les pays à revenu élevé, où le paludisme est rare, les chenilles légionnaires jusqu’ici peu menaçantes pour l’agriculture et la patate douce marginale dans l’alimentation, il n’existe gère d’incitation à s’intéresser à ces sujets venus de l’étranger.
De fait, une étude récente (a) montre que les technologies mises au point ailleurs sont souvent « inappropriées » pour les marchés nationaux. Par exemple, les ravageurs et les agents pathogènes des cultures font peser une menace majeure sur la productivité agricole dans le monde entier. Chaque ravageur ou agent pathogène identifié aux États-Unis est mentionné en moyenne dans 57 brevets agricoles, contre 11 seulement pour ceux localisés en dehors des États-Unis. En raison de ce « biais américain », les pays en développement peinent à obtenir des solutions adaptées pour lutter contre les ennemis de leurs cultures. Selon les estimations des auteurs de l’étude, cette inadéquation technologique a pour effet de réduire de plus de 40 % la productivité agricole mondiale et de creuser de 15 % l’écart de productivité entre pays à revenu élevé et pays à faible revenu.
De l’agriculture à la santé, en passant par les infrastructures, les compétences et la R&D locales sont des atouts majeurs face à des défis locaux
Des initiatives visant à renforcer les compétences de pointe et la R&D dans les pays en développement se sont révélées très prometteuses pour combler ce déficit d’innovation. C’est notamment le cas des Centres d’excellence africains (CEA), financés par la Banque mondiale. Depuis 2014, ce programme a travaillé en collaboration avec 20 gouvernements et plus de 50 établissements d’enseignement supérieur à travers le continent africain afin de soutenir le corps enseignant, la formation et la R&D.
Le Centre pour l'amélioration des cultures en Afrique de l'Ouest (WACCI) (a), mis en place au sein de l’université du Ghana, illustre bien cette démarche. En rejoignant le programme des CEA en 2014, il a obtenu des résultats remarquables grâce à des programmes de R&D et de formation : ses enseignants et ses diplômés ont mis au point plus de 290 variétés de semences améliorées dans six pays, publié plus de 280 articles dans des revues à fort impact et attiré plus de 60 millions de dollars en financements extérieurs.
Le Burkina Faso offre un exemple concret de l’impact du WACCI. Dans ce pays, la carence en vitamine A reste un problème de santé publique important chez les enfants, dont l’alimentation repose sur des patates douces à chair blanche, pauvres en micronutriments essentiels. Les agriculteurs doivent, eux, affronter des conditions de culture difficiles, entre sols peu fertiles, chaleur intense et propagation de maladies virales. Koussao Somé, diplômé du WACCI, a mis au point une nouvelle variété de patate douce à chair orange, riche en vitamine A, spécialement adaptée pour résister aux maladies et conditions locales de croissance des cultures. Aujourd’hui, cette variété est largement cultivée dans tout le pays et transformée localement sous divers produits alimentaires.
La nécessité de développer la recherche locale est loin de se limiter à l’agriculture. Chaque année, le paludisme tue plus de 600 000 personnes, principalement de jeunes enfants en Afrique de l’Ouest, où le parasite le plus meurtrier résiste de plus en plus aux traitements existants. Au Centre ouest-africain de biologie cellulaire des agents pathogènes infectieux (WACCBIP) (a), des chercheurs ont mis au point une technologie portable de séquençage de l’ADN capable d’analyser, en moins de 48 heures, des échantillons de sang prélevés par simple piqûre au doigt — un travail qui nécessitait autrefois plusieurs mois. Cette avancée permet aux équipes médicales d’ajuster les traitements en fonction de la résistance aux médicaments, et ce presque en temps réel, ce qui contribue à réduire la mortalité.
Les infrastructures aussi exigent des réponses adaptées aux réalités locales. Les pays d’Afrique de l’Ouest ont du mal à entretenir leurs routes, car les enrobés bitumineux classiques, conçus pour les pays américains ou européens, se détériorent rapidement sous l’effet de la chaleur intense, des fortes pluies et des conditions de circulation dans la région. Au Centre de recherche et d’éducation sur les transports (a) de l’Université des sciences et technologies Kwame-Nkrumah, des chercheurs ont développé (a) des modèles de prédiction de la qualité des revêtements spécifiquement calibrés pour les conditions routières et environnementales locales, permettant ainsi de réduire les coûts d’entretien et de prolonger la durée de vie des infrastructures.
Ce ne sont là que quelques exemples parmi d’autres bien plus nombreux. Dans des domaines aussi variés que l’agriculture, la santé, les infrastructures, les énergies renouvelables, la gestion de l’eau ou le numérique, les Centres d’excellence africains montrent qu’une bonne compréhension du contexte local favorise des solutions adaptées. Alors que la communauté mondiale du développement est confrontée à des défis de plus en plus complexes, la leçon est limpide : pour obtenir des progrès durables, on ne peut se contenter de transplanter des modèles venus d’ailleurs, il faut cultiver des talents et des institutions capables de faire éclore des solutions enracinées dans le terreau local. Cela implique de remédier à la pénurie actuelle et, pour cela, d’agir sur plusieurs fronts, de l’augmentation des financements publics pour la recherche à la mise en place de collaborations régionales et de partenariats avec le secteur privé. La question n’est plus de savoir si les pays en développement ont les moyens d’investir dans l’enseignement supérieur et la R&D, mais s’ils peuvent se permettre de ne pas le faire.
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