Il y a actuellement près de 250 millions de migrants dans le monde, soit environ 3,5 % de la population mondiale. En dépit du sentiment très répandu d’une crise migratoire mondiale, ce taux est en réalité remarquablement stable depuis la Seconde Guerre mondiale — il vient du reste très loin derrière d’autres indicateurs majeurs de la mondialisation, comme le commerce international, les flux de capitaux, le tourisme, etc. Autre statistique notable : les réfugiés, au nombre de 15 millions environ, représentent 6 % des migrants et 0,2 % de la population mondiale seulement. Pour le dire autrement, une agglomération comme Istanbul, Londres ou Paris (soit une superficie d’environ 5 000 kilomètres carrés) pourrait largement accueillir tous ces réfugiés réunis.
Mais alors, pourquoi la situation actuelle est-elle perçue comme une situation de crise ? La première raison tient à la très forte concentration des migrants, et plus encore des réfugiés : deux tiers du total des migrants sont répartis dans quelque dix pays d’accueil et 80 % des réfugiés résident dans un pays frontalier du leur. Si ceux à qui profitent les flux migratoires ont tendance à se faire discrets, ceux qui vivent et travaillent dans des régions qui en subissent les retombées négatives se font au contraire entendre.
Deuxième raison : celui qui ne nous ressemble pas et qui est privé du droit de vote est une cible toute désignée quand les temps deviennent durs et qu’une crise économique éclate. Lors de la grande récession de 2007-2012, on a accusé, à tort, les migrants d’être responsables des pertes d’emploi, de la hausse du chômage et des déficits budgétaires...
Nous avons également tendance à oublier ce que les migrants nous apportent. Plus d’un tiers des prix Nobel sont des immigrés. Le FC Barcelone, Manchester United, voire même l’équipe de football allemande, championne du monde en titre, n’existeraient pas dans leur forme actuelle sans immigré. Les dirigeants d’entreprises high-tech de premier plan, à l’instar de Google et Microsoft, et de nombreuses multinationales de l’économie réelle, comme McDonalds, Pepsi et Pfizer, sont issus de l’immigration. Des entrepreneurs immigrés comme Hamdi Ulukaya, PDG de Chobani, créent un nombre record d’entreprises et des millions d’emplois, parce qu’ils sont doués pour la prise de risque. Après tout, migrer est une entreprise très risquée en soi.
Au delà de ces superstars des sciences, du sport et des affaires, les migrants en général modifient le tissu social et économique de leur pays de résidence. Ils comblent les besoins en main-d’œuvre, à différents postes et niveaux de compétences. Ouvriers turcs dans l’industrie allemande d’après-guerre, journaliers mexicains en Californie ou domestiques philippines dans les pays du Golfe : les travailleurs immigrés se chargent des travaux ingrats et éprouvants que les ressortissants ne veulent ou ne peuvent accomplir. Sans eux, de nombreux secteurs économiques disparaîtraient, les consommateurs comme les employeurs seraient aux abois. Et tout le monde en pâtirait.
Nous oublions souvent que la migration n’est pas un jeu à somme nulle : elle ne crée pas nécessairement des gagnants au détriment de perdants. Nous paraissons largement nous focaliser sur les coûts, surtout quand des millions de migrants traversent nos frontières en masse : les budgets des États sont mis à mal ; les écoles sont surchargées ; parce qu’ils acceptent de travailler plus longtemps et pour un salaire moindre, les réfugiés mettent des travailleurs au chômage ; pire encore, la xénophobie se dévoile, hideuse.
Pourtant, des travaux de recherche montrent régulièrement que l’arrivée de migrants est bénéfique aux pays d’accueil et que, dans l’ensemble, l’impact peut être positif, à condition que l’environnement politique soit porteur . Avec de bons dispositifs incitatifs et des opportunités, les migrants les plus démunis peuvent devenir des Nobel, des superstars du ballon rond ou des grands entrepreneurs. Les exemples ne manquent pas de ces personnalités qui ont beaucoup apporté à leur pays natal et à leur pays d’adoption. Bref, pour participer utilement ou non à un pays, les migrants sont tributaires des opportunités éducatives, professionnelles et sociales qui s’ouvrent à eux.
Reste enfin la dimension humanitaire et éthique. Les « invités de Dieu » : c’est, dans ma langue natale, le turc, l’une de mes expressions favorites car elle révèle le meilleur des hommes et des femmes d’Anatolie. Quand la situation se sera enfin apaisée en Syrie, en Afghanistan, en Haïti ou en Somalie, certains réfugiés resteront en Turquie et d’autres repartiront chez eux. Nos choix politiques et notre conduite aujourd’hui détermineront les citoyens et les voisins qu’ils seront demain. Quel exemple souhaitons-nous laisser à nos enfants ? Et comment souhaitons-nous qu’ils nous jugent ? Comme des hôtes vertueux ou des voisins indifférents ? Nos actions aujourd’hui façonneront notre identité pour les siècles à venir.
Je suis un migrant, j’ai élevé mes enfants dans une culture différente de la mienne. Parfois, j’ai la nostalgie de mon pays natal, d’autres fois, j’ai l’impression d’avoir gagné au loto. Je me considère comme un citoyen du monde, riche des expériences vécues d’un coin à l’autre de la planète. Je constate moi-même comment les migrations changent les peuples et les sociétés. Nous ne pouvons pas échapper à ce changement, mais nous devons faire en sorte qu’il soit positif.
Une version plus étoffée de cet article figure dans l’édition spéciale publiée pour le centenaire de Forbes en Turquie. Le dernier ouvrage de Caglar Ozden Moving for Prosperity: Global Migration and Labor Markets, cosigné avec Mathis Wagner, sortira prochainement.
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