Publié sur Opinions

Résoudre la crise des migrants par l’emploi

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Photo: UNHCR/Brian Sokol

Les conflits violents, à l’image de celui qui fait rage en Syrie, perturbent l’économie d’un pays, à la fois dans l’immédiat et à terme. Parmi les défis immédiats, le fait que les personnes déplacées en masse par les combats perdent leurs moyens de subsistance. Parmi les défis futurs, le fait que des économies déjà au bord du gouffre et fragilisées par la durée des conflits peinent à renouer avec la croissance. Jusqu’ici, ces problèmes ont toujours été abordés de manière distincte, que ce soit au niveau de la théorie ou des institutions. La situation des déplacés relevant d’un devoir de sollicitude et d’assistance, elle est gérée par le Haut-commissariat aux réfugiés. La reprise économique post-conflit étant considérée comme un volet de l’aide au développement, elle est confiée, une fois la paix rétablie, aux organisations internationales de développement comme la Banque mondiale.

Nous commettons-là une grossière erreur d’appréciation. En réduisant les besoins des déplacés à l’assistance, les stratégies humanitaires classiques passent totalement à côté du problème. Ce que ces hommes et ces femmes ont perdu, avant tout, c’est leur gagne-pain et leur foyer. Il faut donc privilégier les solutions qui leur redonnent un moyen de subsistance et œuvrer pour offrir une perspective crédible de retour. Les systèmes par lesquels la communauté internationale porte à bout de bras les personnes vivant dans des camps, sans leur donner les moyens de travailler, sont une mascarade et portent gravement atteinte à l’esprit humain. Comment s’étonner que la plupart des réfugiés préfèrent tenter leur chance en travaillant au noir et aux marges des villes des pays hôtes ?
De la même manière, en réduisant le défi de la reprise économique à l’accompagnement post-conflit, les organismes de développement ratent une occasion unique de s’appuyer sur la reprise contenue en germe dans le déplacement des populations.

De quoi avons-nous besoin ? D’une approche intégrée du déplacement des populations et de la reprise post-conflit.
À condition d’être correctement soutenus, les déplacés pourraient créer une « économie en exil » laquelle, une fois la paix rétablie, pourrait favoriser et accélérer le relèvement. Au lieu de concentrer à ciel ouvert la misère humaine, les camps devraient se transformer en incubateurs des emplois de demain. Il faut en faire des cités mobiles et non de cruelles imitations de camps de vacances…
Revenons sur ce qui ce passe en Syrie pour comprendre comment cela pourrait fonctionner. À ce jour, pratiquement la moitié des Syriens — 10 millions de personnes — ont été déplacés : parmi eux, quelque 5 millions ont cherché refuge à l’étranger, en général dans des pays voisins. À elle seule, la Jordanie accueille environ 1 million de Syriens et son camp de réfugiés le plus vaste, Za’atari, est à quelques minutes à peine d’une zone industrielle pratiquement abandonnée.
Il y aurait suffisamment d’espace pour employer deux fois toute la main-d’œuvre du camp. Le camp et la zone pourraient, ensemble, assurer trois types d’emplois, comme n’importe quelle ville. La base des exportations serait constituée par des biens mobiles destinés au reste du monde, comme les produits issus de l’industrie légère. Parallèlement, le site produirait des biens échangeables localement et dont les réfugiés constitueraient le premier débouché. Je pense par exemple aux produits alimentaires transformés. Chacun de ces pôles serait bien adapté à une installation dans la zone. Les entreprises organisant cette production seraient, pour partie, des sociétés syriennes obligées de se relocaliser à cause du conflit et, pour partie, des sociétés étrangères motivées par des incitations financières fournies par les donateurs et par leur sens de la responsabilité sociale. Les budgets alloués à ces incitations ne seraient pas prélevés sur les microscopiques allocations octroyées aux réfugiés mais bien sur les montants, à bon droit considérables, affectés à la reprise dans les États fragiles. L’objectif premier de ces « sanctuaires d’emplois » serait d’offrir à la future économie d’une Syrie apaisée un lieu où incuber.

Troisième type d’emplois, des services très localisés qui seraient, idéalement, répartis à l’intérieur du camp. Il suffit de mesures simples de facilitation. Aujourd’hui par exemple, le camp abrite de nombreuses boutiques informelles, gérées par des réfugiés, qui sont exclues du circuit officiel de distribution des vivres. Les réfugiés reçoivent de quoi s’acheter à manger, mais cet « argent » ne peut être échangé que par son bénéficiaire désigné dans l’une des deux épiceries officielles. Tout cela décourage l’activité commerciale. Autre exemple : j’ai pu m’entretenir avec un groupe de réfugiés qui avaient bricolé un groupe électrogène pour éclairer une vingtaine de familles, mais qui insistaient sur le fait qu’ils ne touchaient pas d’argent en échange. Plus grave, le fait que les enfants ne puissent pas suivre de scolarité alors que 200 enseignants syriens au bas mot sont là, totalement désœuvrés.

Le jour où la paix reviendra en Syrie, toutes ces activités économiques pourront y être relocalisées, en même temps que les réfugiés. À court terme, cela permettrait d’accélérer la reprise de l’emploi post-conflit, ce qui aurait un effet stabilisateur. Mais cela jouerait aussi un rôle précieux dans l’immédiat, puisque les réfugiés travaillant dans ces entreprises auraient le sentiment de renouer avec une vie normale.

Ces havres d’emplois bénéficieraient également aux sociétés d’accueil — un point important parce que les autorités locales devront bien évidemment délivrer les autorisations nécessaires. Tandis que les donateurs visent plutôt la reprise économique à terme, quand le conflit sera achevé, ils auraient pour effet direct de renforcer l’économie hôte. Sans compter qu’une incubation réussie contribuerait aussi à sa réussite future : à partir du moment où une entreprise produisant pour les marchés internationaux gagne de l’argent dans le pays hôte, pourquoi la fermer le jour où la paix revient ? Il suffit de monter une activité parallèle en Syrie, avec la main-d’œuvre de retour. Cette fonction d’amorçage des entreprises internationales séduit à juste titre les gouvernements hôtes.

Le Groupe de la Banque mondiale est idéalement placé pour faciliter la création de ces incubateurs d’emplois : la Banque mondiale gère des fonds considérables pour contribuer à la reprise post-conflit et ses institutions sœurs — l’IFC et la MIGA — ont tous les atouts pour attirer et coordonner des multinationales tout en atténuant les risques. Au-delà des aspects financiers, la communauté internationale peut aussi favoriser ces berceaux d’emplois en accordant un accès privilégié aux produits qui y sont fabriqués. Dans le cas de la Syrie, le marché le plus adapté serait l’Union européenne.

Logiquement, les réfugiés syriens n’ont qu’une envie : rentrer chez eux quand la paix sera revenue. Seuls 2 % des déplacés cherchent à rejoindre l’Europe, alors même que la communauté internationale se montre incapable de réagir efficacement. Un chiffre tellement faible que cette solution semble hors de proportion pour traiter du défi colossal des déplacés. Mais, même marginal, ce flux de réfugiés vers l’Europe a réveillé les Européens. Et cela a probablement, incidemment, rendu politiquement faisable la réponse, à la fois plus humaine et plus efficace, qui consiste à plaider pour la création de ces sanctuaires d’emplois.

Paul Collier est professeur d’économie et de politiques publiques à la Blavatnik School of Government (université d’Oxford) et directeur de l’International Growth Centre.


Auteurs

Paul Collier

Professor of Economics, Oxford University

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