Publié sur Voix Arabes

Les données sont-elles passées à côté du Printemps arabe ?

Cairo's Tahrir Square, Egypt. Hang Dinh / Shutterstock.comDans la période qui a précédé le Printemps arabe, les données ont trompé tous ceux qui suivent cette région de près. Le cas de l’Égypte et de la Tunisie est emblématique à cet égard : les deux pays ont inauguré la première décennie du XXI e siècle en introduisant les réformes économiques classiques souvent préconisées par les organisations multilatérales et internationales occidentales. Après avoir analysé ces réformes, les trajectoires du PIB et d’autres mesures habituelles (comme la mortalité infantile, le recul de la pauvreté, etc.), des experts reconnus, intelligents et bien intentionnés en ont conclu que si la situation n’était pas parfaite, tous les indicateurs pointaient vers une amélioration sensible et soutenue. Quelques semaines plus tard, les deux nations connaissaient des bouleversements politiques sans précédent.

Chez Gallup, nous avons mis au point en 2005 une série d’indicateurs qui donnent aux dirigeants et instituts de recherche du monde entier une idée plus précise du ressenti de la condition humaine. L’échelle de Cantril fait partie de ces indicateurs élémentaires mais essentiels, développés dans le cadre de notre sondage mondial (le Gallup World Poll). Elle permet à chacun de mesurer sa satisfaction vis-à-vis de l’existence, sur une échelle allant de 0 à 10. Ceux qui considèrent que leur vie actuelle est au niveau du barreau 7 ou plus et que leur vie d’ici cinq ans atteindra le barreau 8 ou plus sont considérés comme épanouis. Ceux pour qui les deux dimensions ne dépassent pas le barreau 4 font partie des personnes en souffrance. Tous ceux situés entre les deux sont en difficulté.

Ce que ces indicateurs ont permis de voir en Égypte et en Tunisie mais également à Bahreïn et en Syrie, parmi les autres pays touchés par les soulèvements, c’est la réalité masquée par l’évolution du PIB par habitant et d’autres mesures économiques classiques. De fait, dans les années qui ont précédé cette période agitée, si les indicateurs traditionnels traduisaient une situation pouvant au mieux être décrite comme « sans histoire, avec une légère reprise », les données tirées de l’auto-évaluation du bien-être traçaient un tableau évident et cohérent pour la Tunisie, l’Égypte, le Yémen et Bahreïn, avec un message évident :  « Attention, contenu sous pression. Ne pas secouer ! ». Comment ? En faisant apparaître un net tassement du ressenti des citoyens vis-à-vis de leur existence (a). Visiblement, un très grand nombre d’entre eux envisageaient un avenir sombre, indépendamment de ce que le niveau de PIB ou d’autres indicateurs classiques pouvaient affirmer.

Pendant les trois années ayant précédé l’implosion politique de la région MENA, j’ai circulé d’un pays à l’autre pour rencontrer les ministres et leurs équipes et les informer. Je leur ai fourni des données issues de dossiers consacrés au travail, la jeunesse, la sécurité, les relations étrangères, le développement… et leur ai présenté les conclusions des enquêtes mondiales relatives à leurs pays respectifs. Pratiquement tous mes interlocuteurs ont eu la même réaction face à ces mesures comportementales : en dépit de l’intérêt du constat, ce qu’ils voulaient, c’étaient des « vraies » mesures pour suivre l’évolution concrète de leurs sociétés. Lors d’une réunion mémorable, une demande a été répétée, comme un mantra : « il nous faut des données sur la manière de créer des emplois ». À croire que les emplois allaient sortir comme par miracle d’un tableau Excel…

Les données ont été mises KO debout par les soulèvements arabes, et à juste titre. Non parce qu’elles étaient erronées ou incohérentes mais parce que les observateurs de la région n’ont pas su les exploiter. Face aux statistiques du PIB, nous avons pensé « état général de la santé sociale » ; devant les niveaux de mortalité infantile et autres mesures décennales de la santé, nous avons cru, à tort, que les résultats étaient encore acceptables et que les attentes de la société n’avaient pas changé.

Entendons-nous bien : malgré leur caractère trompeur à la veille des soulèvements arabes, des mesures classiques fiables et valables restent absolument indispensables pour quiconque veut suivre l’évolution des sociétés de la région. Le problème surgit lorsque la portée utile de ces mesures est exagérée ou extrapolée (un travers fréquent), ce qui conduit à sur-interpréter le résultat. Dans le cas de l’Égypte et de la Tunisie, on a considéré que ces indicateurs suffisaient à mesurer le progrès social d’ensemble. Alors même que le PIB par habitant, pour ne prendre qu’un exemple, n’a jamais été conçu pour servir de variable de substitution aux évaluations sociopolitiques.

Pour les décideurs comme pour les chercheurs, il va s’agir dans les cinq prochaines années de mettre au point des mesures plus valables, plus parlantes et plus fiables, capables de nous donner des éléments précis sur l’état des sociétés de la région. Face aux turbulences que traversent ces pays actuellement, cette question revêt une importance cruciale pour tous les acteurs, chercheurs compris, mais surtout pour les responsables politiques nationaux et locaux.

En somme, il serait particulièrement utile d’interroger les gens sur ce qu’ils connaissent le mieux, à savoir leur propre vie. Arrêtons d’utiliser les mesures macroéconomiques et autres indicateurs classiques comme des substituts pour analyser la santé d’une société. C’est une erreur coûteuse que nous n’avons plus le luxe de nous payer.

 
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Auteurs

Mohamed Younis

Analyste principal pour le Gallup World Poll

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