Publié sur Voix Arabes

Yémen : Utilisation des données géospatiales et de la modélisation pour illustrer l’impact économique du conflit

Children in Taiz, Yemen. (Shutterstock.com/anasalhajj) Children in Taiz, Yemen. (Shutterstock.com/anasalhajj)

Après huit ans de conflit armé, la situation économique reste très précaire au Yémen. Les besoins humanitaires s’aggravent en raison des crises multiples, et les difficultés socioéconomiques déjà sévères sont exacerbées par la faible capacité administrative, le manque de coordination dans les décisions politiques et la dualité institutionnelle.

Le PIB du Yémen s’est contracté de 47 % en termes réels entre 2011 et 2021. L’ONU estime que plus de la moitié des Yéménites souffrent d’insécurité alimentaire (a) à des niveaux de crise nécessitant une action urgente pour éviter la malnutrition ou la famine. De plus, la majorité des 233 000 décès survenus en 2020 n’ont pas été directement causés par la violence, mais sont plutôt le résultat indirect d’un déficit en nourriture, soins médicaux ou infrastructure.

Une trêve négociée sous l’égide de l’ONU (et prolongée depuis avril 2022) a fait naître une lueur d’espoir. Quelques jours après l’annonce de la trêve, à la fin des consultations sur le Yémen parrainées par les pays du Conseil de Coopération du Golfe (GCC), le président Hadi a transféré ses pouvoirs à un « Conseil présidentiel ». Quelques heures plus tard, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont annoncé un appui financier de 3,3 milliards de dollars. Malgré ces développements encourageants, la bonne compréhension des conditions sur le terrain est rendue difficile par la pauvreté des données et leur manque de fiabilité.

Dans ce contexte, nous avons entrepris de combiner données satellitaires, modèles statistiques et intelligence artificielle pour évaluer les effets économiques et environnementaux du conflit au Yémen, ainsi que pour estimer le potentiel des données de télédétection et géospatiales comme indicateurs des conflits armés. Ce travail associe des données provenant d’un large éventail de sources : données satellitaires sur l’utilisation de la terre, le climat, les émissions lumineuses nocturnes et la population ; données sur les prix des produits de base provenant du Programme Alimentaire Mondial (PAM) ; informations sur les zones de contrôle territorial fournies par Crisis Group ; et données sur l’intensité des conflits et en particulier sur les décès, fournies par le Armed Conflict Location and Event Data project (ACLED).

Les résultats : 1) mettent en évidence les différences économiques entre les territoires contrôlés par les deux principales parties en conflit, 2) révèlent des facteurs environnementaux qui ont également influencé le prix des denrées alimentaires et 3) fournissent une (rare) estimation quantitative de l’expansion des plantations de khat (une substance narcotique dont la culture et l’utilisation sont légales au Yémen, et qui a des implications importantes sur la productivité agricole).

Les données satellitaires montrent une baisse significative des émissions lumineuses nocturnes en 2015, ce qui pourrait indiquer une baisse de la productivité économique au début du conflit. Par exemple, sur les premiers mois de l’année 2015, l‘intensité lumineuse nocturne totale a chuté de plus de 60 % dans le gouvernorat d’Aden et de plus de 90 % dans le gouvernorat de la ville de Sanaa. Depuis 2015, de nombreuses zones présentent une augmentation significative des émissions de lumières nocturnes, ce qui semble traduire une reprise économique graduelle à mesure que le secteur privé s’adapte au nouveau contexte, bien que l’amélioration ait été inégale sur le territoire yéménite. Par exemple, en 2018, les niveaux d’éclairage nocturne à Aden ont rebondi à environ 80% de la luminosité observée avant le conflit, alors qu’à Sanaa la luminosité est restée bien inférieure aux niveaux d’avant le conflit jusqu’en 2021.

Pour mieux comprendre les facteurs qui ont affecté les prix des denrées alimentaires pendant le conflit, nous avons modélisé l’évolution des prix des denrées alimentaires 24 marchés au Yémen. Cette approche consiste à agréger les prix de cinq produits alimentaires de base en un « prix du panier alimentaire », façonné sur la base des rations fournies par le PAM.

Ce modèle de prix des denrées de base révèle une tendance nationale à la hausse des prix tout au long du conflit, ainsi que d’autres caractéristiques telles qu’une flambée spectaculaire des prix au second semestre 2018, liée au conflit dans le port de Hodeïda sur la côte ouest du Yémen, un point d’entrée capital pour la nourriture et l’aide internationale. Le cas de Hodeïda est un exemple frappant de l’impact économique que des conflits relativement contenus et localisés peuvent avoir à l’échelle nationale. La flambée de la violence a en effet causé une hausse des prix des denrées alimentaires d’environ 40 % sur l’ensemble du territoire du Yémen, jusqu’à ce qu’une trêve soit négociée en décembre 2018. Le modèle de régression met également en évidence la hausse des prix depuis début 2020, reflétant les politiques monétaires divergentes dans le pays.

L’analyse satellitaire s’est également concentrée sur le khat. Ce dernier, dont la présence est documentée dès 1762, a une forte composante culturelle et historique au Yémen. Au cours des dernières années, la production de khat s’est considérablement développée et les données empiriques suggèrent qu’une grande partie de la population yéménite consomme désormais du khat quotidiennement. Cette expansion a vu une conversion des terres agricoles et un détournement de l’eau des cultures vivrières à la production de khat. Jusqu’à présent, l’expansion des surfaces agricoles consacrées au khat était difficile à quantifier. Notre analyse, pionnière dans l’utilisation d’algorithmes d’apprentissage automatique et de données de télédétection au Yémen, a permis de fournir des estimations quantitatives de l’évolution des superficies de plantations de khat dans certaines régions du pays entre 2016 et 2021. Nos modèles préliminaires estiment que la superficie de khat a augmenté dans ces régions de plus de 40 % depuis 2016.

Lorsque la paix sera atteinte au Yémen, espérons-le bientôt, une discussion sérieuse sur l’après‑conflit nécessitera un bilan précis de la situation et des tendances socioéconomiques. Notre analyse vise à contribuer à cet objectif ainsi qu’à promouvoir un modèle d’aide internationale plus informé (et donc plus efficace), afin de mieux répondre aux aspirations légitimes du peuple yéménite pour un monde plus prospère. Ce travail sera approfondi dans le cadre du Mémorandum Économique sur le Yémen, qui est en cours de préparation par la Banque mondiale.

Fig 1. Rayonnement lumineux nocturne dans les gouvernorats de la capitale des deux principales zones territoriales. Valeurs exprimées en pourcentage de la valeur moyenne de 2014 pour chaque gouvernorat. Encart : emplacements d’Aden et de la ville de Sanaa et territoires contrôlés par les autorités de fait et le gouvernement internationalement reconnu fin 2021 (source : Crisis Group)

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Fig 2. Prix du panier alimentaire au niveau du district en rial yéménite (YER) dans les zones de contrôle territorial des autorités de fait et du gouvernement internationalement reconnu. Les prix modélisés sont indiqués en bleu. Les prix observés pour chaque district sont indiqués en gris.

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Fig 3. Photographie satellite (à gauche, de Google Earth) et prédictions des plantations de khat (pixels rouges à droite) en 2021 pour une région du district d’Otmah dans le gouvernorat de Dhamar, au Yémen. Les prédictions du modèle montrent une bonne correspondance avec les plantations de khat (vert clair), qui se distinguent de la végétation naturelle (vert foncé) ou d’autres types de culture (marron).

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Auteurs

Naif Abu-Lohom

Senior Water Resources Management Specialist

​​​​​​​Ali Almelhem

Économiste – Scientifique des données, Banque mondiale

Selamawit T. Ghebremicael

Associée principale en recherche géospatiale, New Light Technologies

Eli Kravitz

Scientifique principal des données et chercheur, New Light Technologies

Gianluca Mele

Économiste principal, Banque mondiale

Garrett Tate

Scientifique principal des données et associé de recherche, New Light Technologies

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