Publié sur Opinions

Coronavirus : mon point de vue d’épidémiologiste et de professionnel de la santé publique

Technicien de laboratoire. © Simone D. McCourtie / Banque mondiale
Technicien de laboratoire. Photo : Simone D. McCourtie / Banque mondiale

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Alors que la situation du Covid-19 évolue rapidement, les revues médicales et les médias nous soumettent à un flux permanent d’informations. Et c'est à juste titre, car le nombre de contaminations à ce virus jusqu'ici inconnu a dépassé à ce jour les 100 000 cas confirmés dans le monde.

Pourtant, je ne peux m'empêcher de me demander comment le grand public peut réagir à cette avalanche d'informations, alors que j'ai moi-même du mal à tout décrypter et assimiler en dépit de ma qualité de médecin, épidémiologiste et professionnel de la santé publique mondiale. Comment un profane pourrait-il tout passer au crible, séparer le bon grain de l'ivraie, ne pas s'alarmer — non, vous ne contracterez pas le Covid-19 si vous recevez un colis de Chine ou si vous mangez dans un restaurant chinois… — et, surtout, s'en tenir aux informations les plus pertinentes et essentielles pour changer ses comportements ? Car c’est en fin de compte ce qui compte le plus : fournir aux populations les bons messages et les instructions nécessaires pour se conformer aux bonnes pratiques fondées sur la science. Face à la transmission locale du coronavirus dans une vingtaine de pays de plusieurs régions du monde, nous devons nous poser la question : aurions-nous pu faire mieux ? 

Pour répondre à cette question, il faut revenir un peu en arrière, début janvier, sans trop s’étendre sur les causes de l'épidémie. Le milieu humain se confond de plus en plus avec le milieu animal. C’est flagrant avec le déboisement de l'Amazonie pour l'agriculture et l'élevage ou la destruction de la forêt de Kalimantan pour produire de l'huile de palme. Les zoonoses sont vouées à se déclarer plus fréquemment sous l’effet des changements environnementaux et climatiques rapides ainsi que des intrusions de l'homme sur le territoire des animaux, y compris ceux qui sont vecteurs de ces maladies transmissibles à l’homme. En outre, nous capturons, manipulons et consommons ces animaux, souvent au mépris total de toute hygiène alimentaire.

Une fois le mal fait (ce qui a en réalité pu se produire quelques semaines avant la détection du premier cas), le plus important était de déterminer les propriétés et la structure génomique du virus, non seulement pour lancer le processus de développement d'un vaccin et de médicaments, mais aussi pour acquérir les connaissances indispensables sur sa dynamique de transmission. Je m'attacherai ici à ce dernier point.

À présent, nous avons tous entendu parler du taux de reproduction de base du virus (R0, R nul ou R zéro), qui correspond au nombre moyen de personnes qu’une personne contagieuse peut infecter au sein d'une population non immunisée. Nous savons aussi que si sa valeur est supérieure à 1 (R0 > 1), il y a transmission, c'est-à-dire qu'une personne infectée transmettra la maladie à plusieurs personnes. Pour ce qui concerne le Covid-19, le R0 est estimé à environ 2,2, soit un taux supérieur à celui de la grippe saisonnière [1]. Pour les interventions de santé publique visant à prévenir et à contenir la transmission, la valeur de ce taux en elle-même est moins importante que le fait de comprendre et d'agir sur les quatre composantes sur lesquelles cette estimation se fonde. La première est la durée (D) de contagion, qui correspond à la période pendant laquelle le virus se transmet d'une personne atteinte à une personne saine. Cet élément est d'autant plus important si la période contagieuse commence avant la fin de la période d'incubation, c'est-à-dire avant l’apparition des symptômes, comme cela semble être le cas pour le Covid-19.

La deuxième composante réside dans les opportunités (O) de transmission du virus à un autre individu. Elle dépend beaucoup des interactions sociales de la personne tant qu'elle est infectée et contagieuse : famille, entourage, lieu de travail ou école ; transports aériens, maritimes ou terrestres ; regroupements de masse tels que les matchs de football, les rassemblements religieux ou les concerts de rock par exemple. Si la personne reste totalement isolée parce qu'elle est très malade ou hospitalisée, la valeur de cette composante sera de zéro et il n'y aura donc plus de transmission ! Ce qui ne s’applique qu’à un petit nombre de personnes infectées.

Troisième composante : la transmissibilité (T) du virus. En supposant qu'il y ait opportunité de transmission, la dynamique de transmission du virus et la nature des contacts interpersonnels entrent en ligne de compte. Les virus respiratoires passent d'un individu à l'autre par les gouttelettes en suspension dans l'air émises lors de la toux ou des éternuements, ou bien par l'intermédiaire d'objets contaminés (robinets, rampes d'escalier, poignées de porte ou barres d'appui des autobus, etc.). La probabilité d'une transmission effective dépend de la nature du contact ainsi que de différents paramètres tels que la pression atmosphérique, l'humidité et la température, qui influent sur la durée pendant laquelle les gouttelettes restent en suspension dans l'air et sur la distance qu'elles parcourent.

La nature des contacts interpersonnels joue un rôle clé dans la transmissibilité du virus. Dans la culture qui est la mienne, on se salue chaleureusement, non seulement par une poignée de main, mais aussi par une accolade et des embrassades. J'ai aussi vécu dans un autre milieu culturel, où les gens gardent leurs distances les uns par rapport aux autres lorsqu'ils se rencontrent et se saluent en croisant les mains sur leur poitrine et en s'inclinant légèrement. Il n'est pas nécessaire d'être un génie pour deviner quel type de salutations est — toutes choses égales par ailleurs — la plus propice à la transmission du virus !

La dernière composante du taux de reproduction est la susceptibilité (S) de l'individu à contracter le virus. S'agit-il d'un nourrisson, d'un enfant, d'une femme enceinte ou d'une personne âgée ? Cette personne présente-t-elle un autre problème de santé ou un système immunitaire affaibli, ou bien a-t-elle déjà été infectée par le virus et, dans ce cas, est-elle maintenant immunisée ?

Je voudrais souligner deux messages à retenir de ce bref exposé épidémiologique. Premièrement, sans vaccin ni traitement, nous n'avons aucune maîtrise de la durée de contagion, ce qui est encore le cas avec le Covid-19. Nous n'avons qu'un contrôle limité sur les opportunités de transmission, étant donné la capacité du virus à se transmettre avant l'apparition des symptômes, ce qui diminue l'efficacité de l'isolement des cas. Néanmoins, bien des choses peuvent être faites pour minimiser les opportunités, la transmissibilité et la susceptibilité. Identifier le patient zéro (le premier cas) puis rechercher et isoler rapidement ses contacts sont des actes essentiels pour éteindre l'incendie avant qu'il ne se propage. Mais cela requiert une préparation rigoureuse. 

Malheureusement, selon l'indice de sécurité sanitaire mondiale 2019, la plupart des pays ne semblent pas disposer des capacités de surveillance, de détection des cas et de diagnostic nécessaires pour stopper une menace de santé publique comme que le Covid-19 avant sa propagation. Le rapport indique qu'aucun pays n'est totalement préparé aux épidémies et aux pandémies, et que la plus grande part des pays d'Afrique subsaharienne sont les moins bien préparés . Pour les systèmes de santé en question, il est nécessaire d'investir massivement dans la formation, dans les capacités des laboratoires de biologie et dans la gestion des cas d'infection au sein d'établissements de santé correctement équipés. Renforcer la préparation et la capacité de réaction d'un pays, quel qu'il soit, c'est renforcer la capacité de tous les pays. 

Le deuxième message à retenir est que la communication de santé publique joue un rôle clé pour faire changer les mentalités et les comportements. Nous savons tous que nous devons nous laver les mains fréquemment, et porter un masque si nous côtoyons d'autres personnes alors que nous sommes infectés. En donnant au public les informations essentielles pour changer de comportement en temps de pandémie, il est possible d'inculquer un sens de la responsabilité collective pour le bien commun. 

Parmi les comportements clés, citons le signalement et le dépistage en cas de suspicion d'infection virale, la distanciation sociale volontaire et la limitation des déplacements non essentiels  (ce dernier point ayant pour autre bienfait de réduire l’empreinte carbone). Nous devons aussi être reconnaissants envers des professionnels de santé surchargés et épuisés qui sont aux prises avec un nombre croissant de patients, en veillant à ne pas recourir à leurs services inutilement   afin qu'ils puissent se consacrer aux cas symptomatiques et graves, chez les très jeunes, les femmes enceintes, les personnes âgées et les personnes souffrant de maladies préexistantes, qui sont les plus vulnérables. Tout cela exige des messages de santé publique forts et précis sur les quatre éléments fondamentaux décrits plus haut [2]. L'intelligence artificielle et les applications mobiles pourraient être mises à profit pour le suivi en temps réel de ces quatre paramètres. Cela permettrait d'alléger le travail de surveillance, de détection des cas, d'isolement, de distanciation sociale et de prévision des besoins et efforts à fournir.

Une dernière chose. Comme tous les êtres vivants, les virus veulent vivre et se reproduire. Ils mutent et évoluent pour augmenter leur virulence, leurs chances de transmission et de survie.  Actuellement, le Covid-19 semble avoir un taux de reproduction similaire ou supérieur à celui d'autres coronavirus tels que le SRAS et le MERS, mais il semble être moins létal, du moins pour l'instant [3]. Il pourrait se transformer en phénomène saisonnier comme la grippe ou, dans le pire des cas, en véritable pandémie. Mais le printemps approche dans l'hémisphère Nord, et la hausse des températures et de l'humidité va sûrement modifier la dynamique de transmission, probablement dans un sens favorable [4]. Quoi qu'il en soit, il est temps que la communauté internationale devienne vraiment mondiale. Si un pays est défaillant, notre préparation aux pandémies sera défaillante pour tous les pays.  C'est pourquoi il existe des réglementations sanitaires internationales auxquelles les pays doivent se conformer, et c'est pourquoi nous aidons ceux dont les moyens sont insuffisants pour le faire. Nous sommes tous dans le même bateau et nous vivons sous le même ciel. Et cela vaut pour les humains comme pour les animaux !

Pour plus d'informations sur les mesures de prévention contre le nouveau coronavirus, consultez le site web de l'Organisation mondiale de la santé


[1] De nouvelles études contestent l'estimation de l'OMS et affirment que celle-ci est plus élevée, soit environ 3,3.

[2] (D), (O), (T) et (S) sont les lettres qu'Adam Kucharski, de la London School of Hygiene & Tropical Medicine, regroupe sous l’acronyme « DOTS » dans son livre récent, The Rules of Contagion. Je me suis abstenu d'utiliser cet acronyme en raison de la confusion potentielle avec la stratégie DOTS, pour « Directly Observed Treatment, Short Course for Tuberculosis ».

[3] Il semble que la mortalité soit plus faible que les estimations initiales compte tenu des cas asymptomatiques. Cependant, elle est beaucoup plus élevée chez les personnes âgées, en particulier chez celles qui souffrent de pathologies préexistantes.

[4] Certaines publications récentes suggèrent qu'une température et une humidité plus faibles augmentent la transmissibilité des virus, au moins dans le cas de la grippe saisonnière, mais possiblement aussi pour d'autres infections virales transmises par des gouttelettes ou des aérosols.


Auteurs

Enis Barış

Conseiller-consultant principal, Santé mondiale

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