Quand il s’agit de comprendre les besoins et les comportements des personnes à faible revenu, la littérature consacrée à l’inclusion financière est pleine de contradictions. Les experts se félicitent du dynamisme et de la complexité de l’activité financière des pauvres, pour s’empresser ensuite de vouloir les éduquer à la finance ; quant aux chercheurs, après avoir démontré le caractère résilient et réfléchi des pratiques financières informelles, ils se mettent en quête de solutions pour protéger les pauvres de leurs habitudes en la matière... S’il est certes admirable de vouloir élargir les choix financiers des pauvres, sommes-nous vraiment obligés de les « inciter » à modifier leurs comportements, comme si nous avions déjà choisi à leur place ?
L’éducation fait souvent partie des freins cités à l’utilisation des produits financiers dématérialisés. Or, cette voie de l’éducation est probablement la plus ardue pour convertir quelqu’un à une nouvelle manière (numérique) d’utiliser l’argent. On évolue avec la pratique et personne n’a envie de changer, à moins d’y être contraint par un motif impérieux. Ne serait-il pas plus facile de renverser les termes du problème pour favoriser la généralisation des services financiers numériques ?
- Comprendre les comportements actuels. La première étape de la banalisation des services financiers numériques consiste à comprendre le comportement actuel des individus et, notamment, la manière dont chacun prend ses décisions financières. Dans un document récent que je consacre à cette question, intitulé Money Resolutions, A Sketchbook, je mets en évidence six pratiques très fréquentes parmi les populations pauvres quand il s’agit de prendre des décisions financières. Elles sont illustrées par une courte animation vidéo. Les personnes au revenu précaire et fluctuant ne peuvent pas s’astreindre à des règles contraignantes. Chaque fois qu’elles touchent de l’argent, elles doivent prendre une décision immédiate, car la moindre rentrée d’argent (comme d’ailleurs une dépense imprévue) modifie les paramètres à prendre en compte. Leur vie financière s’organise au jour le jour et non selon des budgets sporadiques et prévisibles. Grâce aux six pratiques que je décris, ces individus prennent leurs décisions financières de manière quasi automatique et se créent ainsi des habitudes qui réduisent les sources d’inquiétude et se révèlent, dans la plupart des cas, efficaces.
- Reproduire ses habitudes avec les nouveaux outils. Une fois les habitudes et les comportements des pauvres bien compris, les outils numériques peuvent servir à les reproduire sur un nouveau support. Il s’agit ici de permettre aux clients de ne rien changer à leurs habitudes et comportements au lieu de les obliger à évoluer pour s’adapter à l’environnement numérique. À ce stade, l’intérêt des services financiers dématérialisés est lié au fait qu’ils introduisent davantage de contrôle, de commodité, de fiabilité, de sécurité et, pourquoi pas, de confidentialité sans bouleverser la donne. Deux des six pratiques étudiées dans Money Resolutions, A Sketchbook — la personnification de l’argent et la culture des liquidités — sont particulièrement bien adaptées à la dématérialisation parce qu’elles peuvent être mises en place de manière ludique et en mobilisant les réseaux sociaux. Exiger de quelqu’un qu’il adopte un nouvel outil pour gérer son argent et, dans le même temps, l’obliger à changer de comportement et de stratégies est tout simplement trop pénible et peut expliquer la forte désaffection qui s’ensuit.
- Modifier ses habitudes grâce aux nouveaux outils. Une fois habitué à ces nouveaux outils, avec lesquels il se contente de reproduire ses anciens comportements, un individu se lancera probablement dans l’exploration d’autres possibilités, même s’il s’agit là d’un processus lent, en général. La simple disponibilité d’outils plus efficaces peut, avec le temps, modifier la manière dont chacun interprète ses problèmes et envisage les choix à opérer. Souvenez-vous de la première fois que vous avez utilisé Internet : j’imagine volontiers que vous avez commencé par faire sur le web ce que vous faisiez auparavant, mais d’une manière différente, comme par exemple effectuer des recherches ou envoyer des messages à vos amis. Ce n’est que dans un deuxième temps que vous avez exploré les autres potentialités de cet outil : les blogs, les tweets ou la création de sites. Eh bien, il en va de même pour les services financiers dématérialisés : au début, les clients se contenteront peut-être d’envoyer de l’argent à des amis ou des membres de leur famille mais, avec le temps et quand ils auront pris de l’assurance, ils se lanceront dans des opérations plus complexes, comme les emprunts via la téléphonie mobile ou les services publics numériques prépayés.
La plupart des services financiers dématérialisés accessibles aujourd’hui via les téléphones portables ou les banques en ligne ne sont en fait qu’une prolongation sous une autre forme de l’offre antérieure, les plateformes numériques ne jouant qu’un simple rôle de support. Mais leur dématérialisation peut profondément modifier leur nature et, surtout, les modes de perception et d’utilisation des consommateurs. Cela ne veut pas forcément dire que ces services doivent être plus sophistiqués, bien au contraire : les services numériques sont capables de reproduire le comportement informel des individus au quotidien bien mieux que ne le feront jamais les banques avec leurs produits standardisés et leurs réseaux d’agences.
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