La loi est-elle efficace pour protéger les femmes contre les violences ?

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Les attributs de la justice : la balance, le bandeau et le glaive. Sebastian Duda/Shutterstock.com
Les attributs de la justice : la balance, le bandeau et le glaive. Sebastian Duda/Shutterstock.com

Dans un article très remarqué publié il y a près de trente ans, Amartya Sen constatait que plus de 100 millions de femmes manquaient à l'appel.  Malgré une espérance de vie plus longue pour les femmes que pour les hommes dans toutes les tranches d'âge, le ratio femmes/hommes est fortement déséquilibré en faveur des hommes dans de nombreuses régions du monde. L'importance de ce phénomène s'est récemment amplifiée car, à la suite de la pandémie de COVID-19, les violences domestiques sur les femmes contraintes de rester à la maison se sont intensifiées  (Aguero, 2021 ; Leslie et Wilson, 2020 [a]). Les appels aux lignes d'assistance téléphonique pour les victimes ont augmenté tandis qu'il est devenu plus difficile d'accéder à une aide juridique, en raison des retards importants pris par des systèmes judiciaires surchargés (a). Mais au-delà de ce contexte particulier, nous avons voulu approfondir une question plus large : les lois ont-elles un effet sur la réduction de la violence domestique ?

Il est difficile de mesurer le coût réel des violences conjugales, car celles-ci ont des conséquences physiques et mentales qui peuvent subsister très longtemps. Certains ont cependant tenté de quantifier ces répercussions. Anderson et Ray (2010) (a) indiquent qu'en Inde, la surmortalité féminine consécutive à des « blessures » — imputables en partie à des violences domestiques — était extrêmement élevée en 2000 et atteignait 225 000 décès. Beleche (2019) (a) constate que dans toutes les provinces du Mexique, la législation pénalisant la violence domestique est associée à une réduction significative du taux de suicide chez les femmes. Le coût économique de la violence domestique (a) a été estimé à environ 4 400 milliards de dollars, soit 5,2 % du PIB mondial (a), une somme colossale à tout point de vue.

Les lois sur la violence domestique peuvent-elles protéger les femmes ?  Dans une récente étude (a), nous analysons la relation entre la présence d'une législation sur les violences conjugales et le taux de mortalité des femmes par rapport aux hommes dans 159 économies pendant près de 25 ans, entre 1990 et 2014. Nous nous appuyons sur les données issues du projet sur les Femmes, l'Entreprise et le Droit de la Banque mondiale. Conformément à la définition de l'ONU, ce projet englobe dans la notion de violence domestique la maltraitance physique, émotionnelle ou psychologique ainsi que la violence sexuelle, financière ou économique. Par ailleurs, une législation qui ne prévoit pas de sanctions ou d'ordonnances de protection contre de tels actes n'est pas considérée comme répondant aux critères d'une législation sur la violence domestique.

Les données mettent en évidence deux points importants. D'une part, en 1990, seuls quatre pays de l'échantillon analysé avaient adopté une forme de législation protégeant les femmes contre la violence domestique. Cela donne à réfléchir si l'on considère que les parlements de nombreux pays légiféraient depuis plus d'un siècle : la protection des femmes n'était manifestement pas considérée comme une grande priorité législative. D'autre part — ce qui est plus encourageant —, le nombre de pays qui ont adopté une telle législation a rapidement augmenté et ils étaient 89 en 2014. Des progrès qui peuvent s'expliquer en partie par la pression des pairs et l'adoption, par un nombre croissant de pays, de plusieurs conventions de l'ONU.
 

Nombre de pays disposant d'une législation sur la violence domestique

Nombre de pays disposant d'une législation sur la violence domestique

Note : seuls les pays de l'échantillon sont pris en compte.

La relation théorique entre législation et violence domestique est intuitive, mais elle n'explique pas tout dans la pratique. Ainsi, les femmes disposant de plus de moyens ont en général davantage d'options relationnelles et sont donc plus susceptibles de quitter un partenaire violent. Partant de ce principe, le modèle de négociation au sein du ménage suppose que les femmes avec davantage d'options ont un « potentiel de dissuasion » plus important qui leur permet de menacer leur partenaire de le quitter de façon crédible, donc de « négocier » une baisse de la violence. Nous postulons que la législation sur les violences conjugales améliore le potentiel de dissuasion des femmes, réduisant ainsi la violence domestique et la surmortalité des femmes par rapport aux hommes. Toutefois, cela ne peut se vérifier que si les lois sont appliquées ou s'il existe des procédures fiables qui permettent d'accéder à des moyens de recours dans le système judiciaire. Par ailleurs, certaines théories suggèrent l'hypothèse contraire, à savoir qu'une plus grande autonomie des femmes amplifie les violences conjugales. Par exemple, Eswaran et Malhotra (2011) (a) mettent en évidence certains éléments qui attestent de la théorie évolutionniste des violences conjugales, selon laquelle une plus grande autonomie des femmes entraîne une « incertitude de paternité » qui déclenche l'insécurité et la jalousie du conjoint et, par conséquent, une réaction violente. Cependant, en relevant les sanctions imposées à ceux qui commettent des violences, la législation reste en mesure de réduire les actes violents à l'égard des femmes qui découlent de ces formes d'insécurité masculine.

Nos travaux montrent que la législation sur la violence domestique joue un rôle effectif. Selon notre hypothèse la plus prudente, ces lois sont associées à une diminution du ratio de mortalité des femmes par rapport aux hommes d'environ 2,27 % de sa valeur moyenne, ce qui se traduit par des centaines de milliers de vies de femmes sauvées. L'un des principaux problèmes que nous avons rencontrés est le manque de données sur les violences conjugales. Ces informations sont rarement collectées et lorsqu'elles le sont, elles sont fragilisées par le sous-signalement dont ces faits font l’objet. Par conséquent, dans le cadre de notre approche globale, nous avons opté pour des données sur la mortalité qui sont très largement documentées. Nous complétons nos résultats en analysant les données de l'OMS sur la violence domestique pour 73 pays, dont la disponibilité pour une seule année varie selon les pays entre 2000 et 2014. Nous confirmons ainsi notre conclusion selon laquelle l’existence d’une législation pénalisant la violence domestique est corrélée à une baisse des violences conjugales.

Il est ardu de mettre en évidence une relation de cause à effet à partir d'échantillons de données relatives à différents pays. Nous devons en effet considérer une multitude de facteurs dans nos estimations, notamment le niveau de développement, la croissance économique, les écarts entre hommes et femmes en matière de taux d’activité et d’instruction, les indicateurs de santé ainsi que les taux de fécondité. Nous tenons également compte de la qualité des institutions, de l'émancipation politique des femmes, des lois discriminatoires et des conflits civils, et aussi de la possibilité que l'effet de l'application des lois à un moment donné puisse être décalé dans le temps. Enfin, en vue d'affiner nos estimations, nous analysons le rôle que les conventions sur les violences de genre, telles que celle de Belém do Pará et la Convention d'Istanbul du Conseil de l'Europe, ont joué dans les évolutions législatives (selon ce que les économistes appellent des variables instrumentales). En d'autres termes, nous poussons les données imparfaites dont nous disposons jusqu'à leurs limites les plus extrêmes pour faire ressortir un élément capital : la législation sur la violence domestique est efficace dans des contextes très divers.

Les femmes représentent environ la moitié de la population mondiale. Les lois et les institutions qui améliorent le bien-être des femmes méritent d'être considérées avec une attention prioritaire.  Nos recherches indiquent que l'existence d'une législation sur les violences conjugales peut avoir sauvé de nombreuses vies, peut-être même des millions sur la période étudiée. Il s'agit là d'un progrès remarquable en soi, et qui s'accompagne probablement de bénéfices économiques. Bien entendu, la législation ne règle pas tout et elle doit être envisagée comme un effort parmi d'autres pour protéger les femmes. Au fil du temps, les lois qui visent à dissuader les comportements nuisibles ou à renforcer des effets positifs contribuent à faire évoluer les normes sociales et, à ce titre, elles constituent un aspect important d'une stratégie globale pour sauver des vies.

Auteurs

Augusto Lopez-Claros

Directeur exécutif du Forum sur la gouvernance mondiale

Prenez part au débat

Sidiki Mariame Kourouma
01 septembre 2021

Cette étude est pertinente, mais il n'en demeure pas moins que elle devrait pour être globale ne pas perdre la dimension culturelle en rapport avec le niveau de développement des pays.
Je suggère également qu'elle analyse par continent soit faite. peut cette option va permettre de repenser la thèse que: Plus une femme est épanouie financièrement son "capital de dissuasif " est grand!

Jean Jonas Tossa
13 septembre 2023

Effectivement, le constat est que plus une femme est financièrement indépendante, moins elle court le risque de subir des violences domestiques. En attendant que cela spit prouvé par des recherches empiriques, il y a une forte corrélation entre le degré de dépendance économique des femmes vis-à-vis du ménage et le risque d'être impliqué dans des cas de violences domestiques des femmes victimes. Ceci peut s'expliquer par le fait que les activités génératrices de revenus des femmes sont porteuses de plus d'épanouissement pour le ménage et limitent les frustrations et circonstance qui engendrent les violences au sein du ménage. En conclusion, plus le statut économique de la femme est pauvre, plus grand est le risque de se retrouver impliquée dans des cas de violences domestiques.

Abdoulaye Alassane Traoré
13 septembre 2023

A mon avis toute violence surtout domestique est liée à la connaissance des textes juridiques, aux droits et obligations humaines et non au pouvoir d'achat de la personne ou de la femme. Plus une femme est instruite et intellectuelle dans un pays ou environnement civilisé (instruit ou intellectuel) et plus le risque de violence diminue par la force de l'application des textes législatifs, mais également par la capacité de réaction d'une république ou d'une institution vis à vis d'une situation de violence. Donc, quand on connait ses droits et devoirs on devient une arme et on subit moins de violence au fil du temps. Je ne connais pas le ratio de femme violentée mais je sais par contre que depuis qu'elles ont commencé à être première en classe, à travailler formellement ou à devenir leader, c'est le taux d'hommes violentés qui a augmenté.

SABI MEDAGUI
13 septembre 2023

Les femmes sont considérées comme des êtres inférieures par certaines personnes en Afrique et cela mérite d'être réglementer afin que cela cesse.

Ordy Betga
13 septembre 2023

Le plus important ce n'est pas l'existence de la loi en soi, mais surtout son application effective. Avec de nombreux systèmes judiciaires onéreux et corrompus, il est parfois très difficile pour les femmes d'obtenir justice.

claudia
13 septembre 2023

bonjour! certes la violence conjugale est trop fréquente surtout ici dans mon pays à Madagascar. Mais la plupart des femmes préfères se tenir, faute de protection, peur des représailles de la part du conjoint ainsi que celle de la famille. Car ici la plupart des gens sont aveuglés par l'amour de l'argent, peut-être parce que la pauvreté l'oblige! En résumé, la femme actuelle n'est pas encore en sécurité face au violence conjugale.

Adler Elciné
13 septembre 2023

Cette étude est très pertinente eu égard à une telle législation qui est très importante pour réduire le nombre de violence domestique dont les femmes sont pour la majorité des victimes.
Pourtant, dans les pays où l’Etat de Droit n’est pas garanti, aucune législation n’aurait force contraignante, si elle n’est pas en faveur des autorités de l’Etat. Donc je pense qu’il faut envisager à renforcer l’Etat de Droit dans les pays sous développé par la faute exclusive de mauvaise gouvernance.

Ilunga mbidi Sylvain
13 septembre 2023

Cette analyse est pertinente, mais il est important de prendre en considération l'aspect culturelle d'une population. Je soutien l'aspect qu'une analyse par continent soit faite voici l'importance que la violence est le fruit d'un comportement d'une personne.

ALLARAMADJI STÉPHANE
13 septembre 2023

Cette étude est pertinente et nécessite d'urgence une analyse empirique dans les foyers africains car les femmes domestiques sont marginalisées et traitées comme des esclaves.
Il semble important de dire que les femmes sont plus fortes que les hommes car elles font presque tous les travaux domestiques.
Votre étude n'a loin d'être surannée,elle doit être luttée avec la plus grande force par usage de diverses stratégies .
Merci !

Hyacinth Andreas Henri-lee Tombozara
13 septembre 2023

La femme est la source de l'éducation des hommes donc ils sont respectées tjrs les droits de la femme tous dans le monde

Mbarou Gassama Mbaye
13 septembre 2023

L'hypothèse qu'une femme autonome augmenterait les violences conjugales reste a vérifier. L'autonomie économique donne plus de pouvoir a la femme. Dans la plupart du temps elle contribue a la bonne marche du ménage et sa voix compte dans la prise de décision.
Elles préfèrent quitter un mari/conjoint violent parce qu'elles ont assez de ressources pour subvenir à leurs besoins et ceux des enfants.

Eliezer KASEREKA MBAKULIRAHI
13 septembre 2023

Les Lois mis en Oeuvres pour la protections de droits de femmes doivent subir un suivie particuliers surtout l" orsqu il s" agait des femmes vivants dans des milieux rurales ou meme les droits coutumieux ainsi que les lois de mariages ne sont pas mis en applications bien que cites...
Certaines victimes des violences conjugales ne connaissent meme pas leurs droits et ses fient plutot au us coutumieux et aux lois fixer par leurs chefs coutumieux au detriments des droits coutumieux et deviennent ainsi victimes de manipulations et maltaitance domestiques de la part des hommes qui semblent etre "clean" dans plusieurs milieux ruraux en Afrique..Pire encore si cela se passe dans un milieu sous conflicts et geurres comme dans le Nord Kivu a L"Est de la Republique Democratique du Congo precisement sur le territoire de Beni et dans le Rutshuru

Bouaré Bintou Founé Samaké
13 septembre 2023

Les violence faite aux femmes est aujourd'hui une question de santé publique. Elle est présente dans tous les domaines Quelle est sont impact sur le PIB des Etats et surtout les Etats post conflit

Khoudedia Dicko
13 septembre 2023

Cette étude est intéressante, il est important de mettre en place une législation contre les violences conjugales, même si cette loi n’est pas efficace, elle contribue à freiner les violences. Certaines lois ont permis de régler les violences une partie des violences liés au volet économiques pour les femmes divorcées. Malheureusement même si la loi protège les femmes contre les violences physiques restent les violences émotionnelles ou psychologique.

Tonagnon G. Dadjo
13 septembre 2023

Ce travail est intéressant.
La représentation graphique veut t'elle vraiment dire que, entre 2011 et 2014, le nombre de pays disposant d'une législation sur la violence domestique aurait diminué dans l'échantillon pris en compte ?

Si oui, qu'est ce qui pourrait expliquer cela?

MUKUNZI Jean Noel
13 septembre 2023

Cette étude est très intéressante, mais dans notre pays en ce qui concerne la violence faite aux femmes reste comme tabou, elles n'osent pas à dénoncer ces violences, alors les études peut être compliqué suite à cette culture et dans ce cas les poursuites juridiques pour ceux qui ont commis ces violences sont difficiles