La dernière trouvaille dans la lutte contre le VIH/sida en Afrique n’a pas été inventée dans un laboratoire scientifique mais à la télé, avec des acteurs, des maquilleurs, des réalisateurs et des producteurs. De quoi s’agit-il ? De la série ludo-éducative Shuga, qui cible la jeunesse africaine et est produite par la fondation Staying Alive de MTV. L’actrice oscarisée Lupita Nyong’o a joué dans les deux premières saisons de ce programme, diffusé dans plus de 70 pays et qui touche quelque 750 millions de téléspectateurs dans le monde.
Shuga Naija Promo
Après deux saisons tournées au Kenya, les producteurs ont choisi le Nigéria pour la troisième année — un pays où vivent 3,3 millions de personnes séropositives, soit 9 % du total mondial. Partout en Afrique ou presque, l’épidémie frappe de manière disproportionnée les jeunes femmes : entre 15 et 24 ans, elles ont pratiquement deux fois plus de risques d’être infectées que leurs partenaires masculins. Des rapports sexuels avec des hommes plus âgés (les « sugar daddies ») expliquent notamment ce déséquilibre flagrant.
Malgré les millions de dollars investis dans des campagnes de sensibilisation au VIH et d’incitation à changer de comportement, d’importantes lacunes dans les connaissances persistent. Selon la dernière enquête démographique et de santé effectuée au Nigéria, un jeune Nigérian sur trois seulement sait concrètement comment le virus du sida se transmet. Mais le fait de le savoir n’induit pas forcément un changement de comportement, puisque d’autres facteurs, sociaux et psychologiques, entrent en compte. Les campagnes d’information et de sensibilisation pour changer les comportements, souvent peu convaincantes et véhiculées par des brochures et autres supports traditionnels, n’ont guère d’effets, surtout à long terme.
Quand les acteurs de l’industrie télévisuelle et de la recherche sur le développement collaborent
La culture populaire possède deux atouts uniques par rapport aux autres vecteurs de communication : son influence, largement partagée, et sa capacité à faire évoluer ce que les gens considèrent comme « normal » et socialement acceptable. C’est ce qu’ont bien compris les auteurs du dernier Rapport sur le développement dans le monde 2015 de la Banque mondiale, « Pensée, société et comportement ». Plusieurs théories peuvent être invoquées dont l’une qui veut que les récits sont plus faciles à comprendre et à mémoriser que des concepts abstraits. La délimitation floue entre fiction et réalité facilite l’acceptation des messages délivrés. Les acteurs incarnant les personnages peuvent devenir des modèles pour leurs fans et influer ainsi sur leurs comportements. En changeant d’histoire ou de personnage, les feuilletons télévisés renouvellent l’intérêt sans modifier le message. À l’inverse, les campagnes traditionnelles deviennent très vite répétitives. La popularité des séries auprès des ménages pauvres et peu instruits est une chance exceptionnelle dont il faut tirer parti pour réduire enfin les écarts socioéconomiques.
Si le principe des séries ludo-éducatives semble idéal, qu’en est-il dans la pratique ? L’équipe de l’Initiative pour l’évaluation de l’impact en matière de développement (DIME) de la Banque mondiale s’est associée à la fondation Staying Alive de MTV, à la fondation Bill & Melinda Gates et à des chercheurs du laboratoire d’action contre la pauvreté Abdul Latif Jameel pour évaluer le programme Shuga. Sous la houlette de Victor Orozco (a), économiste de DIME, une vaste étude contrôlée randomisée a été organisée dans le sud-ouest du Nigéria afin d’étudier l’impact de la troisième saison sur les téléspectateurs et leurs amis. Des projections ont été organisées dans 80 centres communautaires.
Les résultats de l’enquête de suivi pendant six mois sont prometteurs, même s’il faudra attendre cet été pour découvrir le rapport complet. Les téléspectateurs, notamment les femmes, ont apprécié le feuilleton sachant que quatre personnes interrogées sur cinq se souvenaient qu’il abordait la question du sida. L’évaluation expérimentale montre que Shuga a amélioré les connaissances sur la transmission du virus tout en déboulonnant certaines idées fausses, comme le fait que l’on puisse être contaminé par une simple poignée de mains. Le feuilleton a positivement changé l’attitude des téléspectateurs vis-à-vis des protecteurs âgés, des séropositifs et de la violence à l’encontre des femmes.
Sur le plan du dépistage et des comportements à risque, l’enquête révèle que la pratique du dépistage a augmenté d’un tiers parmi les téléspectateurs (11,1 contre 8,6 % dans le groupe témoin). Soucieuse de quantifier objectivement cette évolution, l’équipe de recherche avait diffusé aux personnes couvertes par l’enquête de suivi des informations sur les centres de dépistage les plus proches de leur domicile et a ensuite vérifié si elles s’y étaient rendues. Résultat, le groupe soumis à l’expérimentation avait deux fois plus de chance de se rendre dans un centre de dépistage après avoir visionné la série pendant six mois (6,6 contre 3,3 %) — une performance quand on sait qu’un jeune Nigérian sexuellement actif sur dix se fait dépister chaque année.
La série a réduit la multiplication des partenaires sexuels et, surtout, le nombre d’infections à Chlamydia (une bactérie sexuellement transmissible) parmi les téléspectatrices (1,3 contre 3,1 % dans le groupe témoin), ce qui constitue un résultat rarement attesté dans la littérature consacrée au changement de comportements face au sida.
Les feuilletons à vocation éducative auraient-ils la même efficacité dans d’autres pays ou d’autres domaines ? Pour le confirmer, l’équipe DIME doit poursuivre ses recherches avant de pouvoir défendre auprès des pouvoirs publics et des partenaires au développement leur généralisation. Raison pour laquelle elle vient de lancer un nouveau programme pour étendre la recherche aux grandes plateformes de divertissement (a).
Mais les conclusions de la première étude sont encourageantes quant à l’intérêt de recourir aux outils ludo-éducatifs dans les opérations de développement. Les ménages démunis et peu instruits étant de gros consommateurs de séries, l’éducation par le divertissement pourrait, pour un coût très marginal, contribuer à faire évoluer les esprits, les mentalités et, surtout, le comportement de millions d’individus autour de questions taboues comme le VIH/sida ou la violence contre les femmes mais aussi le développement en général.
Quoi qu’il en soit, on assiste aujourd’hui à la naissance d’une collaboration prometteuse entre la culture populaire et la recherche sur le développement. L’étude de la Banque mondiale ne vient-elle pas d’avoir les honneurs du Hollywood Reporter (a), la référence incontournable du show business ? Le programme Shuga de MTV arrive désormais en Afrique du Sud avec, dans le rôle principal, la compositrice, chanteuse et actrice nigériane Tiwa Savage qui incarne une DJ confrontée aux mêmes problèmes que n’importe quelle jeune femme africaine à la télé, dans la vraie vie, et partout ailleurs entre ces deux mondes.
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