En décembre dernier, James Dooley Sullivan embarque, avec son fauteuil roulant, sur un vol à destination de la Jamaïque. Si ce pays des Caraïbes attire les touristes, ce n’est pas à ce titre que James s’y rend. Graphiste et monteur vidéo pour le Groupe de la Banque mondiale, il veut enquêter et témoigner sur ce que signifie être porteur d’un handicap dans un pays en développement. James nous fait partager son expérience et nous raconte son histoire personnelle dans une vidéo et une série de billets.
La vie quotidienne en fauteuil roulant est, en fin de compte, assez ordinaire. Elle peut se résumer à l'usage d'une nouvelle panoplie de verbes… Chaque matin, je commence par me transférer du lit à mon fauteuil, avant de rouler jusqu’à la salle de bain où je me propulse sur le siège des toilettes. Je réintègre ensuite ma chaise roulante et enfile ma tenue de bureau en me tortillant. Il me faut alors ingurgiter plusieurs tasses de thé pour me désengourdir les méninges, puis je sors et prends place sur la rampe électrique qui me dépose au niveau du trottoir.
Une fois hissé dans ma voiture, il me reste à démonter une à une les roues de mon fauteuil, puis à soulever chacune des lourdes pièces pour les poser sur le siège passager. Arrivé à destination, le véhicule garé, je réassemble les différents éléments et opère un nouveau transfert sur le fauteuil. J’emprunte alors l’ascenseur dont les larges portes s’ouvrent sur le neuvième étage du siège de la Banque mondiale, non loin de mon poste. C’est là que je travaille, depuis quelque temps, au montage de la vidéo la plus importante de ma carrière. Il y a environ un an, mes collègues m’ont en effet sélectionné comme bénéficiaire d’une allocation de voyage que j’ai choisi d’utiliser pour me rendre en Jamaïque. Mon projet : raconter comment les personnes handicapées et pauvres se débrouillent dans un pays où même l’accès aux services les plus élémentaires relève du défi.
En réalité, mon voyage personnel a commencé bien avant ce séjour. C’est l’histoire d’un parcours ponctué d’innombrables consultations médicales, de séances de rééducation et de réapprentissage des gestes les plus basiques, avec, à la fin, une formation qui m’a ouvert les portes d’un emploi que j’aime.
Il y a seize ans, je résidais en Italie dans le cadre d’un semestre d’études à l’étranger lorsqu’en dévalant une piste des Alpes en snowboard, j’ai perdu le contrôle de ma course et suis venu percuter de plein fouet un bosquet d’arbres. Le visage enfoui dans la neige où j’avais atterri à plat ventre, j’ai immédiatement senti que mon corps ne me répondait plus. C’était le 9 février 2001. Étendu sur le sol, une pensée s’est imposée à moi : celle de Christopher Reeve, l’acteur de Superman, et du traitement qu’il avait suivi après s’être sectionné la moelle épinière. Je me souviens avoir été retourné, installé sur une barquette puis conduit un peu plus bas, jusqu’à un hélicoptère. Je me souviens du bruit du moteur coupé et relancé à plusieurs reprises et aussi de la barbe et des traits doux de l’un des sauveteurs… Avant de m’évanouir.
Ma mère a sauté dans le premier avion pour être près de moi à mon réveil. Mais le réveil n’a pas été immédiat. Pendant cette première semaine, je ne reprenais conscience que par brefs instants, replongeant très vite dans des périodes de profond sommeil. J’étais relié à toutes sortes de sondes, au milieu des bip bip permanents des appareils de réanimation ; on me plaçait, avec d’infinies précautions, à l’intérieur de machines qui livraient des images de ma colonne vertébrale blessée.
Je me revois pénétrer sur un chariot dans une salle d’opération immaculée et vivement éclairée. J’avais très vite sombré dans le brouillard après les douloureuses injections que les infirmières avaient soigneusement faites à l’aide de seringues monstrueuses. C’est à ce moment que les chirurgiens ont posé les broches qui devaient aider les os de ma jambe gauche à se ressouder ainsi qu’une plaque en titane destinée à réaligner mes vertèbres écrasées.
Je me revois pénétrer sur un chariot dans une salle d’opération immaculée et vivement éclairée. J’avais très vite sombré dans le brouillard après les douloureuses injections que les infirmières avaient soigneusement faites à l’aide de seringues monstrueuses. C’est à ce moment que les chirurgiens ont posé les broches qui devaient aider les os de ma jambe gauche à se ressouder ainsi qu’une plaque en titane destinée à réaligner mes vertèbres écrasées.
Au moment de l’accident, je n’étudiais l’italien que depuis cinq mois. Au début, j’étais incapable de comprendre le sens des propos qui s’échangeaient autour de mon lit, ce qui s’avérera une véritable bénédiction. Concrètement, personne ne m’avait dit que j’étais définitivement paralysé, avant que je finisse par poser la question aux médecins. À ce stade, j’avais eu le temps de me préparer. Ce qui n’aurait pas été le cas si je m’étais blessé aux États-Unis où l’on m’aurait tout de suite informé de la situation. Le fait que la cruelle réalité me soit parvenue avec un temps de retard m’a, au contraire, ouvert l’espace mental nécessaire pour commencer à m’adapter au nouveau monde dans lequel j’entrais.
J’ai absorbé la nouvelle peu à peu jusqu’à ce jour où ma mère et moi avons craqué dans les bras l’un de l’autre. Quelque temps après, je me tenais assis, raide comme un I, dans l’une de ces lourdes chaises roulantes métalliques d’hôpital quand j’ai eu besoin de me moucher. Sans réfléchir, j’ai fait rouler la chaise pour contourner le lit et atteindre, au prix d’énormes efforts, la boîte de mouchoirs en papier. J’y étais arrivé seul !
Devoir reposer sur les autres pour se moucher, se nourrir ou se rendre aux toilettes engendre un sentiment d’impuissance susceptible de dégénérer en rancœur. Lorsque j’ai compris que je ne marcherais plus, j’ai décidé de ne pas perdre mon temps en m’obstinant. J’ai choisi, tout de suite, de passer à l’étape suivante : gagner mon autonomie pour vivre une vie normale… sur un fauteuil roulant.
Comme tous les Américains, je suis très attaché à l’indépendance. C’est un trait qui tient tant à notre histoire qu’à nos valeurs sociales. De fait, si j’ai pu reconquérir cette indépendance, je le dois autant à un pays qui soutient les handicapés qu’à l’affection dont m’ont entouré ma famille, mes amis et mes collègues.
Avec mon retour aux États-Unis, j’entamais une nouvelle étape de mon parcours. Entré dans un centre de rééducation, j’y ai peu à peu regagné des forces. J’y ai aussi appris à accomplir, depuis la position assise, tous les gestes de la vie quotidienne. La zone de la moelle épinière atteinte m’avait cependant fait perdre le contrôle des muscles abdominaux. Ce qui signifie que si je peux faire tourner les roues de mon fauteuil, je dois exécuter de nombreux gestes d’une seule main, devant prendre appui sur l’autre pour maintenir mon buste à la verticale.
C’est au cours de ma deuxième nuit à la maison que j’ai douloureusement pris la mesure de cette faiblesse. En essayant d’atteindre mon lit, j’avais basculé et m’étais retrouvé cloué au sol, totalement impuissant. J’ai essayé, en vain, de soulever mon propre poids et les larmes ont fini par me gagner. Paniquant à l’idée de passer la nuit à terre, je suis parvenu à glisser jusqu’à la chaîne stéréo dont j’ai poussé le volume à fond. Un appel au secours en quelque sorte. Mes parents ont accouru aussitôt, un peu hébétés, me hissant dans mon lit où je me suis écroulé, secoué par les sanglots. Le lendemain, nous avons modifié la disposition de ma chambre et fait l’acquisition de cubes pour me relever en cas de chute. Signe du traumatisme vécu cette nuit-là, ces cubes sont, seize ans plus tard, toujours sous mon lit, même si je suis aujourd’hui suffisamment musclé pour me soulever seul du sol…
Ces premières semaines de retour au pays m’ont également appris que mon corps n’était plus en mesure de supporter les températures torrides de l’été à Washington. Les nerfs de ma moelle épinière ne transmettent en effet plus les signaux qui déclenchent la transpiration. Pour cette raison, lorsque je croise un malheureux chien haletant sous le soleil estival, je compatis toujours d’un léger signe de tête.
À l’automne suivant, j’ai pu me réinscrire à un programme de cours à plein temps à l’université de Georgetown et j’ai emménagé, en compagnie de deux colocataires, dans un appartement du campus accessible aux fauteuils roulants. La vie étudiante, les soirées organisées chez nous ou encore la préparation en commun des repas ont contribué à enjoliver un peu mon quotidien et à m’empêcher de ruminer sur mon misérable corps.
Avec le recul, il me paraît évident que, même si j’ai toujours été quelqu’un de fondamentalement optimiste, j’étais en réalité à la fois déprimé — la quantité de raviolis chinois dont je me gavais en atteste — et angoissé par mon avenir à court terme. Parce qu’ils obligent à se soumettre à un cadre, les hôpitaux et les universités sont des structures parfaites pour amorcer un processus de guérison. À l’inverse, le cauchemar d’une vie sans programme, sans emploi ni revenu venait me hanter sans relâche.
Par chance, avant mon accident, je m’étais lancé dans le montage vidéo et quitte à devoir être cloué dans un fauteuil, je pouvais l’être devant un ordinateur. L’opportunité se présentera à l’issue de l’obtention de mon diplôme. Une société de postproduction du coin m’a ainsi accueilli en stage, à quelques rues de chez mes parents. Là, des professionnels ont volontiers partagé leurs savoirs pour me transmettre de nouvelles compétences. Les États-Unis ayant par ailleurs adopté une loi sur le handicap bien longtemps avant mon accident, je pouvais pénétrer sans difficulté dans les locaux grâce à une longue rampe d’accès, et, aux yeux de tous, j’étais un stagiaire lambda, traité exactement comme tous ceux assis dans un fauteuil classique.
Mon cauchemar ne s’est en fait jamais réalisé : j’ai aujourd’hui une situation professionnelle qui me rend autonome et je n’ai jamais eu à souffrir des obstacles physiques ou de la stigmatisation sociale que je redoutais tant.
C’est pour cette raison que j’ai voulu me rendre en Jamaïque. Ce pays membre du Groupe de la Banque mondiale s’est doté en 2014 d’une législation en faveur des droits des handicapés. Cette avancée est récente, et la Jamaïque offre encore toute la gamme des épreuves et des obstacles que doivent affronter quotidiennement les handicapés moteurs, les personnes aveugles, sourdes ou porteuses d’autres handicaps.
Moi qui travaille à la Banque mondiale, je me bats pour contribuer à améliorer le lot de tous les handicapés qui vivent dans des pays moins riches que le mien. Tout simplement parce qu’ils méritent de se voir offrir les mêmes chances que moi et d’être traités avec la même considération et le même respect que l’on me témoigne chaque jour ici.
Enfin, et c’est peut-être l’aspect le plus important, ils doivent, comme on me l’a permis, pouvoir vivre avec l’espoir et le sentiment d’une raison d’être. Si je me trouve devant un mur, je ne renonce pas à cause de mon fauteuil et, la plupart du temps, je découvre le moyen de contourner ce mur. Cet état d’esprit, je le dois à une société qui encourage les efforts des uns et des autres. Car le handicap ne se résume pas à une bataille sur le plan physique. C’est aussi un combat psychologique et je voudrais prouver au monde entier que chacun peut être efficace, responsable et digne, si tant est qu’on lui en donne la chance.
Fort de ces convictions, j’ai donc pris place à bord d’un avion Air Jamaïque, muni de mon équipement vidéo. Le vol était court et pourtant, j’étais en route pour un autre monde.
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