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La voie à suivre par les pays en développement pour tirer leur épingle du jeu dans un environnement complexe aux enjeux conséquents

La voie à suivre par les pays en développement pour tirer leur épingle du jeu dans un environnement complexe aux enjeux conséquents Mohamed El-Erian, président du Queens' College de l’université de Cambridge, était l’orateur principal de la conférence ABCDE 2025.

Allocution prononcée lors de la conférence ABCDE 2025, le 22 juillet 2025

 

Introduction

C’est un immense plaisir et un grand honneur pour moi d’être de nouveau ici, à la Banque mondiale. Je suis heureux de revoir tant de visages familiers, amis, collègues et connaissances. Je remercie vivement Indermit Gill, Rachel Glennerster et Danny Quah de me donner l’occasion de partager avec vous aujourd’hui quelques réflexions sur la manière dont les pays en développement peuvent composer au mieux avec un environnement extérieur compliqué et qui n’est pas sans conséquence, en particulier un paradoxe économique mondial singulier.

C’est un moment particulièrement émouvant pour moi, car j’ai eu le privilège de travailler avec Stan Fischer. J’ai notamment été son « conseiller » lorsqu’il a rejoint le Fonds monétaire international en tant que premier directeur général adjoint. J’ai beaucoup appris auprès de Stan, et pas seulement grâce à l’acuité de ses analyses et à ses solides compétences en communication. La dimension humaine de son travail était tout aussi remarquable et toujours évidente, que ce soit par son approche des réformes dans les différents pays, de sa recherche d’une paix globale, durable et juste au Moyen-Orient ou de ses contributions au fonctionnement de l’ordre économique international.

Je tiens à souligner que Stan n’a jamais utilisé ses immenses talents pour dévaloriser ou rejeter les idées des autres. Au contraire, il les déployait pour permettre aux autres de progresser. Comme beaucoup des personnes présentes dans cette salle et bien au-delà, j’ai bénéficié de cette rare intelligence et son amitié me manque.

Ce mois-ci, étrange coïncidence, cela fait exactement 44 ans que j’ai pour la première fois foulé le sol de cette institution en tant que stagiaire. Mais cet été-là a été bien plus qu’une simple occupation temporaire pour gagner un peu d’argent et m’aider à terminer mon doctorat. Ce fut une période de riches découvertes intellectuelles et de naissance d’amitiés durables, le tout au sein d’une institution que, jusqu’alors, je n’avais pu admirer que de loin. Ce fut également une occasion précieuse de voir de mes propres yeux comment la Banque mondiale, ainsi que son institution sœur située de l’autre côté de la rue, pouvait aider et aidait réellement les pays en développement à relever les défis multiples de la pauvreté, de l’inégalité et de potentiels inexploités.

La période qui a immédiatement suivi mon stage fut loin d’être calme pour le monde en développement. L’année suivante en effet, j’étais stagiaire au FMI et donc aux premières loges pour assister à un événement d’une grande portée mondiale : le défaut de paiement du Mexique. Les historiens de l’économie s’accordent aujourd’hui à dire que cet événement a marqué le début officiel et douloureux de la « décennie perdue » de l’Amérique latine dans les années 1980. Pourtant, tout ce qui s’est produit par la suite fut bien plus complexe et finalement plus transformateur qu’une simple série de restructurations majeures visant à résorber des surendettements paralysants qui détournaient de précieuses ressources nationales d’investissements essentiels et de secteurs sociaux critiques, érodant à bien des titres le potentiel de croissance.  

En effet, cette époque a aussi été marquée par l’émergence discrète, mais fondamentale, d’une révolution de la politique intérieure dans une grande partie du monde en développement. Pour un nombre croissant de pays, cette révolution a profondément renforcé leur capacité à exploiter l’immense pouvoir de la mondialisation, leur permettant de véritablement doper leurs moteurs de croissance et de développement.

Aujourd’hui cependant, les vents économiques mondiaux ont tourné de manière déconcertante. Pour bien des pays en développement, cette force qui les poussait en avant s’est radicalement transformée en vent contraire. L’environnement international, au lieu de soutenir les évolutions internes favorables, est devenu une source inquiétante, presque inexorable, de chocs en série. 

 

Nous vivons une période de croissance mondiale en berne, de chaînes d’approvisionnement de plus en plus incertaines et fragmentées, de régimes tarifaires volatiles, de flux d’aide considérablement réduits, d’investissements directs étrangers moins prévisibles et de marchés obligataires internationaux instables. Naturellement, notre attention collective s’est surtout concentrée sur les sources de ces chocs négatifs, ce qui est tout à fait compréhensible. Cette démarche d’analyse immédiate est, bien sûr, capitale. Mais elle ne doit pas s’exercer au détriment de deux autres axes de réflexion tout aussi essentiels. 

 

Le premier axe requiert de considérer ces chocs non pas comme de simples événements exogènes isolés, mais comme de puissants accélérateurs qui exacerbent des faiblesses structurelles préexistantes et persistantes dans le système mondial. Le second, plus porteur d’espoir, consiste à rechercher et à cerner les opportunités qui émergent invariablement, souvent de manière inattendue, au beau milieu de toutes ces perturbations et de ces ruptures. 

C’est ce double éclairage — comprendre les facteurs d’accélération et saisir les occasions — que j’espère apporter à notre discussion de ce matin. Mon propos sera structuré comme suit :

Je commencerai par une description simplifiée de la profonde évolution que connaît l’ordre économique et financier mondial. Parmi les défis croissants posés par la volatilité induite par les politiques, il y a la fluidité significative d’un ensemble de relations et de normes qui, il n’y a pas si longtemps, étaient largement perçues comme des paramètres stables, plutôt que comme des variables imprévisibles. 

Ensuite, je me pencherai sur ce qui attend le monde en développement s’il ne réagit pas de manière décisive dans quatre domaines critiques : premièrement, continuer à améliorer sa capacité d’autoassurance et renforcer sa résilience face aux chocs extérieurs ; deuxièmement, jouer un rôle plus actif dans l’évolution de l’ordre international ; troisièmement, exploiter de nouvelles possibilités de revoir des modèles de croissance dépassés et d’améliorer considérablement les secteurs sociaux, en particulier la santé et l’éducation ; quatrièmement, la nécessité pour un sous-groupe de pays restreint, mais stratégiquement important car ils disposent d’actifs étrangers considérables, d’envisager une approche plus nuancée de la gestion des richesses pour les générations futures.

Pour conclure, j’aborderai le rôle indispensable que les institutions multilatérales doivent jouer pour aider les pays en développement à se frayer un chemin dans ce paysage mondial de plus en plus complexe et changeant.

 

Le contexte

Pendant la majeure partie de la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, l’ordre économique et financier mondial fonctionnait essentiellement comme une structure de type « noyau-périphérie ». Le noyau, incarné par les États-Unis, fournissait des biens publics mondiaux tels que des garanties de sécurité, des voies maritimes ouvertes et une monnaie de réserve. Il bénéficiait d’importantes rentes économiques grâce à ses marchés financiers sans équivalent et à la demande mondiale de sa devise. Il exerçait une grande influence sur la prise de décision au sein des principales institutions multilatérales. Et on lui faisait confiance pour jouer ce rôle majeur de source de stabilité mondiale, d’amortisseur des perturbations extérieures et de pompier en temps de crise. Les nations du monde entier comptaient sur les États-Unis pour mettre en place des fusibles essentiels afin d’éviter que des crises financières ou économiques localisées se transforment en incendie généralisé.

L’ensemble de cette structure a été, pendant une période considérable, régi par une interprétation partagée des règles et des normes. L’objectif global, une sorte d’aspiration mondiale commune, était la convergence progressive qui conduirait à une économie mondiale et à un système financier toujours plus intégrés, pacifiques et, en fin de compte, prospères. Il s’agissait essentiellement d’une vision commune, celle d’une intégration progressive et d’une prospérité partagée.

Pourtant, malgré tous ses atouts, cette structure a finalement été sapée par trois puissants phénomènes. D’abord, l’attention insuffisante portée aux résultats de plus en plus mauvais et intrinsèquement perturbateurs de la répartition, accompagnés de vagues déstabilisatrices conduisant à l’isolement et à la marginalisation de segments politiquement influents de la société. Il s’en est suivi un renversement majeur : l’économie, qui avait influencé la politique pendant des décennies, lui est devenue subordonnée.

Ensuite, le grave problème posé par l’incapacité des grands pays en développement prospères et en expansion rapide, en particulier la Chine, à s’intégrer correctement dans la structure traditionnelle. La configuration du spectaculaire développement économique de la Chine a constitué un défi exceptionnel et sans précédent pour l’ordre existant. L’économie chinoise est colossale en termes absolus, mais le niveau de revenu par habitant est encore relativement bas même s’il progresse rapidement. Cette situation a provoqué un déséquilibre préjudiciable entre les priorités immédiates de développement intérieur de la Chine, souvent centrées sur une croissance tirée par les exportations et l’expansion industrielle, et ce que l’on attendait de plus en plus de Beijing en matière de responsabilités mondiales plus larges, telles que la libéralisation du marché, la protection de la propriété intellectuelle et la gestion de l’environnement.  

Plus la Chine tardait à faire évoluer fondamentalement son modèle de croissance, plus ce décalage est devenu prononcé et déstabilisant. Par ailleurs, le monde n’était plus assez vaste pour absorber aisément les flux des exportations chinoises. Tout ceci a créé des tensions que les structures de gouvernance mondiale existantes ont tenté — et tentent toujours — d’apaiser.

Enfin, plusieurs événements ont transformé les États-Unis, jusqu’alors perçus comme un élément stabilisateur fiable, en source imprévisible et parfois directe de chocs pour le reste du monde. La crise financière mondiale de 2008 a émané directement des États-Unis, le cœur même du noyau, tout comme l’utilisation de l’arme des droits de douane en 2017-2019 et le recours de plus en plus courant à des sanctions liées aux systèmes de paiement. De même, l’échec de 2021-2022 à garantir un partage juste et équitable des vaccins contre la pandémie de COVID à l’échelle mondiale a sapé la confiance dans la coopération internationale en cas d’urgence de santé publique. Et, en 2025, on assiste au déploiement de l’« artillerie lourde » des régimes tarifaires, au démantèlement des systèmes d’aide internationale établis et à une indifférence continue face aux crises humanitaires dramatiques comme aux violations répétées du droit international. 

Ces agissements ont profondément érodé la prévisibilité et la fiabilité que le monde s’était habitué à attendre de son principal point d’ancrage. De par sa conception même, le modèle traditionnel noyau-périphérie est intrinsèquement mal outillé, voire incapable de gérer un noyau de plus en plus imprévisible et source de volatilité politique pour le système mondial. Or il n’existe pas de substitut facilement disponible ou solide aux États-Unis au centre même de ce système mondial complexe. En outre, les « canaux » parallèles qui ont été construits autour du noyau par certains pays ne sont pas assez grands pour offrir une véritable solution de remplacement.

 

Ce qui était autrefois largement guidé par des principes universellement acceptés et des normes prévisibles est aujourd’hui en mouvement constant, d’où un voyage assurément cahoteux vers une destination encore particulièrement incertaine. Et la plupart des voyageurs estiment qu’il est extraordinairement difficile de prédire de quoi sera faite la prochaine vague de volatilité provoquée par les politiques émanant du noyau de l’économie. 

 

De plus en plus souvent, la capacité de réaction est mise à mal par un niveau de résilience humaine et financière fortement altéré qui limite les facultés d’absorption des chocs et de réponse efficace. Pour un grand nombre de pays en développement, c’est la nouvelle réalité : un environnement caractérisé par une croissance mondiale plus faible, des chaînes d’approvisionnement de moins en moins fiables, des flux d’aide considérablement réduits, des épisodes d’instabilité financière, des flux d’investissement direct étranger moins prévisibles et des marchés étrangers nettement plus incertains. C’est aussi un monde où la dispersion économique s’amplifie, tant à l’intérieur des pays qu’entre eux.

Cette singulière inversion des rôles — communément résumée dans les discussions sur les marchés par la formule « DM becoming EM » (marchés développés qui présentent les caractéristiques des marchés émergents) — est troublante. Il suffit de voir à quel point les expressions suivantes sont aujourd’hui couramment utilisées pour décrire l’évolution de la situation, non pas dans un pays en développement en difficulté, mais bien au cœur même du noyau mondial, aux États-Unis : « l’arme des droits de douane au service d’objectifs contradictoires », « une politique budgétaire irresponsable », « une prépondérance budgétaire rampante » ou « des menaces sur l’indépendance de la banque centrale ».  

Toutefois, cette inversion des rôles, aussi troublante soit-elle, n’a pas été le seul phénomène inhabituel de ces derniers temps. Cette fois-ci, même si les États-Unis, la locomotive mondiale, ont attrapé plus qu’un simple rhume, les pays en développement, dans l’ensemble, ne se sont pas retrouvés au bord de l’asphyxie économique. Au contraire, les progrès politiques durement acquis, les réformes institutionnelles et les cadres macroéconomiques améliorés mis en œuvre par de nombreux pays en développement au cours des dernières décennies leur ont permis de se sortir relativement bien de ce mauvais pas. 

 

Perspectives d’avenir

Bien entendu, ce qui est vrai pour les pays en développement en tant que collectivité ne s’applique pas uniformément à chaque nation. De même, les succès passés ne garantissent pas automatiquement les réussites futures. Ainsi, les décideurs politiques doivent absolument redoubler de détermination dans quatre domaines d’importance capitale avant que ne survienne une volatilité supplémentaire induite par des décisions politiques exogènes.

Le premier impératif, et peut-être le plus fondamental, est de continuer à renforcer l’« autoassurance ». Il s’agit de limiter systématiquement la possibilité que des chocs extérieurs déclenchent une série de réactions économiques et financières nationales déstabilisantes. Cela va bien au-delà du simple maintien de la stabilité macroéconomique, même si elle reste primordiale. Il faut aussi s’attaquer énergiquement aux vulnérabilités structurelles et financières persistantes — des marchés financiers peu actifs, des cadres réglementaires fragiles et des déficits de gouvernance — en tirant peut-être parti de la « couverture aérienne » fournie par un environnement mondial largement reconnu, même s’il est hostile. Cette résilience accrue est aussi absolument cruciale pour exploiter plusieurs « avantages » qui, je vous l’assure, existent en dépit des multiples motifs d’inquiétude, et dont nous parlerons dans un instant.

La possibilité d’entreprendre de telles réformes est renforcée à court terme par le fait que la plupart des pays avancés mèneront probablement des politiques de gestion de la demande extraordinairement stimulantes. C’est particulièrement vrai pour les États-Unis où, malgré un taux de chômage relativement bas d’environ 4 %, le déficit budgétaire devrait rester compris entre 6 et 8 % du PIB pendant plusieurs années. Une telle orientation budgétaire expansionniste à ce stade du cycle économique est sans précédent historique pour une économie développée. Les États-Unis semblent aussi être à la veille d’une nouvelle période de baisse des taux d’intérêt de la part de la Réserve fédérale.

La combinaison d’une politique budgétaire expansionniste et d’une politique monétaire potentiellement plus accommodante aux États-Unis peut significativement doper la demande. De même, sous l’impulsion de l’Allemagne, l’Europe est en train d’assouplir sa politique budgétaire comme jamais depuis des décennies, sauf en période de crise extrême comme la pandémie et la crise financière mondiale. Là aussi, cette importante relance budgétaire s’accompagnera probablement de nouvelles baisses des taux d’intérêt de la part de la Banque centrale européenne. 

Ces incitations parallèles — plutôt que coordonnées — par les économies avancées offrent un répit temporaire et une stimulation potentielle de la demande mondiale, ce dont les pays en développement peuvent profiter. Néanmoins, cette relance par la demande extérieure, émanant de décisions politiques d’autres pays et apparemment favorable, n’est pas sans comporter une part de risques significatifs. Son impact bénéfique pourrait être sérieusement compromis par deux écueils économiques et financiers majeurs. 

Premier risque : que le marché n’ait pas assez d’appétit pour absorber régulièrement le volume considérable d’obligations émises par les pays avancés. Si ces difficultés d’assimilation devaient s’aggraver, cela conduirait inévitablement à une hausse notable des taux d’intérêt du marché et à un raidissement de la courbe des rendements. Une telle évolution se traduirait non seulement par des coûts d’emprunt nettement plus élevés pour les pays en développement, mais elle pourrait aussi compliquer sérieusement leur accès ordonné et prévisible aux marchés internationaux des capitaux.

Second risque : un régime tarifaire américain très volatile qui déclencherait des représailles généralisées de la part de grands blocs économiques comme la Chine, l’Europe et certains des plus grands pays en développement. Les perturbations des flux commerciaux mondiaux qui en résulteraient gonfleraient sans aucun doute les coûts à tous les niveaux, les entreprises s’efforçant de reconfigurer leurs chaînes d’approvisionnement tout en rendant celles qui traversent des frontières beaucoup moins fiables et moins efficaces. 

Ces risques inhérents nous amènent directement à la deuxième priorité politique pour les pays en développement : l’exploration active et le renforcement des liens internationaux qui améliorent la résilience, la flexibilité et les choix possibles. Si le commerce Sud-Sud s’est considérablement développé au cours des dernières décennies, il reste bien en deçà de ce que les conditions initiales et les complémentarités économiques auraient permis d’escompter. 

Il y a des raisons bien compréhensibles à cela, qui vont au-delà de l’attraction gravitationnelle historiquement forte du commerce Sud-Nord. On peut citer des défaillances institutionnelles et commerciales importantes qui peuvent, et doivent, être traitées dans le cadre d’un effort coordonné et pluriannuel. Cela implique d’investir dans les infrastructures régionales, d’harmoniser les réglementations, de favoriser l’intégration financière régionale et de conclure de nouveaux accords commerciaux.

La troisième priorité politique pour les pays en développement est de s’assurer qu’ils sont mieux positionnés pour exploiter l’immense potentiel d’innovations passionnantes, sans se limiter aux seules possibilités d’amélioration de la productivité dans les secteurs traditionnels. En effet, une voie prometteuse s’ouvre vers des améliorations majeures et transformatrices dans le secteur social, en particulier dans la santé et l’éducation, domaines dans lesquels les pays en développement sont souvent en butte aux problèmes les plus aigus et où les retours sur investissement dans le capital humain sont les plus élevés. 

Toutefois, la plupart des pays doivent entreprendre un travail préparatoire considérable s’ils souhaitent être réellement prêts à suivre cette voie. Il s’agit notamment d’investir dans l’infrastructure numérique, de former une main-d’œuvre qualifiée et de créer des environnements réglementaires qui encouragent l’innovation au lieu de l’étouffer.

Ce à quoi on assiste dans le domaine de l’intelligence artificielle, en particulier, est à la fois époustouflant par sa rapidité et lourd de conséquences par ses implications. Pensons simplement à l’évolution stupéfiante de l’IA au cours des trois dernières années : alors qu’elle se contentait de répondre à des questions élémentaires et d’exécuter des tâches simples, elle est devenue un puissant compagnon intellectuel qui transforme fondamentalement le lien entre l’enseignement, l’apprentissage et la recherche. 

Imaginez le potentiel des outils de diagnostic alimentés par l’IA dans les centres médicaux isolés, des plateformes d’apprentissage adaptatif personnalisées dans les écoles sous-équipées ou des pratiques agricoles optimisées par l’IA pour renforcer la sécurité alimentaire. Dans quelques années seulement, nous pourrions vivre dans un monde où les agents d’IA pourront être facilement utilisés via des plateformes comme LinkedIn et jouer un rôle crucial, voire indispensable, dans des secteurs clés de l’économie. Il n’y a donc plus une minute à perdre pour bâtir l’écosystème de base nécessaire afin de bénéficier de ce que certains observateurs avisés décrivent aujourd’hui comme une « nouvelle électricité ».  

En effet, il est tout simplement impossible de bénéficier de cette électricité révolutionnaire si le système de câblage indispensable n’est pas en place. En outre, plus on perd de temps, plus l’IA et d’autres innovations risquent d’aggraver la dispersion et l’inégalité à l’échelle mondiale. 

La quatrième priorité politique concerne un sous-groupe de pays en développement, peu fourni mais stratégiquement important, à savoir ceux qui disposent de réserves de change significatives, d’une richesse financière nationale substantielle et qui ont historiquement maintenu une surpondération structurelle des actifs libellés en dollars. Cette surpondération leur a sans aucun doute été bénéfique, en particulier durant la période précédente d’indéniable exceptionnalisme économique américain. Cependant, elle est actuellement sujette à des problèmes croissants, qu’il s’agisse de la surévaluation de nombreux actifs américains ou de l’érosion croissante des capacités d’atténuation des risques des obligations d’État américaines, tant en termes de volatilité que de corrélations avec d’autres actifs.

Étant donné qu’il n’existe pas de substitut unique et facilement disponible au dollar en tant que monnaie de réserve mondiale, ni à l’ampleur et à la densité des actifs financiers américains, le processus de diversification pour ces pays sera inévitablement long et complexe. Il nécessite une désagrégation minutieuse des actifs, une révision des méthodologies d’allocation d’actifs et de nouvelles pratiques d’investissement ne se limitant pas aux valeurs refuges conventionnelles. Or, plus des pays tardent à s’engager dans ce processus, plus ils risquent de subir des pertes importantes liées aux stratégies de diversification plus réussies des autres. 

 

Implications pour les institutions multilatérales

Toutes ces évolutions profondes — de la nature changeante des chocs mondiaux à l’impératif de résilience nationale et d’adoption des technologies — nous conduisent au rôle extrêmement important que les institutions multilatérales peuvent, et même doivent, jouer dans cette économie mondiale en mutation rapide. Bien que mon propos d’aujourd’hui se focalise sur la Banque mondiale et d’autres organisations multilatérales, y compris les banques régionales de développement, il place la notion d’« au-delà de l’aide » à un niveau d’engagement et d’impact plus élevé, plus compliqué et, en fin de compte, beaucoup plus important.

Notre monde profondément bouleversé exige que ces institutions améliorent considérablement leur expertise et leur efficacité en tant que conseillers de confiance pour les pays membres. Cela signifie qu’elles doivent devenir véritablement capables de synthétiser, de rassembler et de diffuser les bonnes pratiques de leurs membres dans des domaines nouveaux et en évolution rapide, donc de jouer le rôle de pôle mondial d’échange d’informations pour l’innovation politique. Elles doivent aller au-delà des mots et devenir des centres de connaissances indispensables pour permettre la diffusion efficace et équitable des innovations technologiques qui peuvent faire des différences matérielles et transformatrices en matière de santé, de niveau d’éducation et de productivité nationale. 

Le personnel spécialisé de ces institutions doit être doté des moyens et des outils nécessaires pour répondre à des questions qui auraient semblé totalement incongrues il y a seulement quelques années, dont voici quelques exemples :  

  • Comment les pays peuvent-ils interagir au mieux avec les agents émergents de l’IA pour renforcer efficacement le capital humain existant et combler les lacunes en matière de compétences, plutôt que de marginaliser la main-d'œuvre ? 

  • Comment pouvons-nous tirer parti de la technologie pour nettement améliorer la fourniture en temps voulu de services de santé et d’éducation essentiels à un groupe de citoyens plus nombreux, souvent laissé de côté, en garantissant l’équité et l’accessibilité ? 

  • Comment bâtir au mieux des écosystèmes entiers — englobant l’infrastructure, les compétences et la réglementation — pour permettre la diffusion rapide et équitable de nouvelles technologies à même d’améliorer la productivité dans l’ensemble d’une économie, en évitant de nouvelles disparités ?

  • Et comment gérer les risques inévitables qui accompagnent les innovations ? 

Ce ne sont plus là des questions théoriques à débattre dans les universités ; ce sont des impératifs opérationnels urgents qui exigent des solutions pratiques et évolutives.

Viennent ensuite les nécessaires efforts concertés pour favoriser l’approfondissement des liens régionaux et la mise en place de projets régionaux solides. Cela suppose de dépasser les cloisonnements nationaux pour soutenir les infrastructures transfrontalières, la facilitation des échanges et la gestion des ressources partagées. Parallèlement, il est urgent de renforcer sensiblement les mécanismes de financement d’urgence, notamment par un transfert et un partage plus intelligents des risques entre les secteurs public et privé, et ce au profit des pays en développement dans un monde qui est manifestement plus vulnérable à des chocs extérieurs plus fréquents et plus sévères. 

 

Plus que jamais, la priorité est d’aller « au-delà de l’aide », en intégrant des changements fondamentaux et déterminants qui auront de plus en plus d’impact non seulement sur ce que les pays font, mais aussi et surtout sur la manière dont ils le font, en mettant l’accent sur l’appropriation, la capacité et la résilience à l’échelle nationale.

 

Enfin, le rôle des institutions dans les pays fragiles est d’une importance capitale, car ces pays ne sont pas seulement le théâtre de tragédies humanitaires inimaginables, ils souffrent également de défaillances immenses et handicapantes au niveau du marché et des institutions. Dans ces contextes, les modèles de développement traditionnels échouent souvent et les gageures de la gouvernance, de la sécurité et de la fourniture de services de base sont étroitement liées. Ces domaines réclament d’urgence une plus grande efficacité, une meilleure coordination entre les acteurs internationaux, une plus grande ouverture d’esprit et, souvent, une approche fondamentalement différente. Je suis particulièrement heureux de voir que David Miliband est ici pour partager son point de vue éclairé sur ce sujet aussi délicat que stimulant pour l’engagement multilatéral.

 

Conclusion

Plutôt que de conclure en résumant les principaux points abordés qui ont, je l’espère, mis en lumière un environnement mondial de plus en plus complexe et souvent paradoxal, je choisirai plutôt de souligner à nouveau la double nature profonde de la succession apparemment sans fin d’innovations technologiques dont nous avons le privilège d’être les témoins. D’un côté, ces innovations offrent des possibilités sans précédent de révolutionner la productivité, de transformer les services sociaux et d’ouvrir de nouvelles voies vers une croissance inclusive. De l’autre néanmoins, se cache un sérieux danger. Si les pays en développement ne parviennent pas à mettre en place de manière décisive les conditions fondamentales nécessaires à la diffusion efficace et équitable de ces innovations dans toute leur économie — en commençant avant tout par les secteurs essentiels de la santé et de l’éducation — ils alimenteront malencontreusement un processus destructeur de convergence inversée. Cela signifie qu’au lieu de rattraper les économies avancées, ils prendront encore plus de retard, aggraveront les inégalités au sein des nations et entre elles, et exacerberont la fragmentation d’un ordre mondial déjà instable. 

Cet impératif d’adaptation proactive et de « câblage » systémique a des implications opérationnelles urgentes pour les banques régionales de développement et, en fait, pour toutes les institutions multilatérales, y compris la Banque mondiale. Comme je l’ai indiqué au début de mon intervention, cette institution a joué un rôle déterminant dans la naissance de ma passion et de mon intérêt pour la croissance et le développement véritablement inclusif. Pourtant, sa pertinence et celle de ses institutions sœurs font l’objet de débats dans les milieux universitaires et gouvernementaux. 

 

Quelle meilleure occasion que ce rassemblement de beaux esprits aujourd’hui pour répondre à une question que j’ai entendue bien trop souvent au cours des dernières années : « Les institutions de Bretton Woods sont-elles encore pertinentes aujourd’hui ? »

 

La réponse est oui. Et plus que jamais. Leur pertinence n’est pas seulement une constante, elle s’intensifie, car les défis que doivent relever les pays en développement deviennent plus complexes, plus interconnectés et plus pressants. Le temps des réformes partielles et hésitantes est révolu, comme l’a fait remarquer le président de la Banque mondiale, Ajay Banga. L’heure est à l’action audacieuse et décisive, profondément ancrée dans l’innovation et l’agilité cognitive. Le monde en développement ne peut pas se permettre que la main de ces institutions tremble.

Je vous remercie de votre attention. 


Mohamed El-Erian

Président du Queens' College, à l’université de Cambridge

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