Publié sur Opinions

Mettre en mouvement mes réflexions sur le handicap

En décembre dernier, James Dooley Sullivan embarque, avec son fauteuil roulant, sur un vol à destination de la Jamaïque. Graphiste et monteur vidéo pour le Groupe de la Banque mondiale, il veut enquêter et témoigner sur ce que signifie être porteur d’un handicap dans un pays en développement. James nous fait partager son expérience et nous raconte son histoire personnelle dans une vidéo et une série de billets (voir tous les billets).

Je frémis chaque fois que je repense au moment où j’ai percuté cet arbre, à cette force extérieure qui s’est propagée le long de mon snowboard et de ma jambe gauche, la brisant, jusqu’à ma colonne vertébrale pour la fracturer en deux. Même si cela n’a duré qu’une seconde, je ne pourrai jamais me défaire de la pensée de cette force et de la puissance de sa pression. Mais voilà qu’à présent un autre type de pression occupe aussi mes pensées : celle qui provoque des escarres. 

Songez plutôt. Je rentre de Jamaïque, enthousiasmé par l’idée de faire un film qui mettra en image mon périple, mes réflexions et la vie des personnes que j’ai rencontrées là-bas. Au lieu de cela, je suis alité et je pense, je ne cesse de penser, aux pressions qui s’exercent sur moi.

 © James Dooley Sullivan

Les escarres, ça peut arriver à tout le monde, mais les personnes handicapées y sont particulièrement vulnérables. Quand les os appuient sur la chair, le corps proteste. Pour faire disparaître cette pression, on change machinalement de position. Mais, dans mon cas, cela ne se fait pas automatiquement : je dois procéder à des manœuvres qui s’apparentent à ce jeu d’arcade où il faut taper sur les taupes qui surgissent sans arrêt des trous, sauf qu’ici il n’y a pas de marteau. Toutes les dix minutes environ, je dois relever les fesses pour soulager mon bassin en pivotant d’un côté à l’autre.
 
Une nuit, après mon retour de Kingston, mes draps se sont mis en boule sous moi. Le lendemain, lors de mon examen cutané quotidien, j’ai remarqué une rougeur sur l’épiderme. Cela ne m’a pas beaucoup inquiété, car ma peau guérit généralement bien. J’étais accaparé par cette pression de monter mon film, doublée de la pression financière de devoir aller travailler.
 
Pression. Toujours ce mot. Pression de s’efforcer d’être à jour dans son travail et de mener une vie sociale normale, sans donner l’impression d’être un infirme sans force. C’était la première fois que je travaillais sur un sujet qui me tenait vraiment à cœur, et je n’allais pas laisser quelques tissus mortifiés prendre le pas sur ma passion, mon projet et la responsabilité que j’avais envers ceux que j’avais rencontrés en Jamaïque.
 
Certes, chacun est soumis à différentes pressions, mais j’ai tendance à croire que les personnes souffrant d’un handicap y sont plus vivement exposées, parce que nous ne sommes pas dans la norme. Chaque fois que je quitte mon domicile, je me pare d’un camouflage invisible pour donner l’image de quelqu’un d’autonome qui respire la confiance en soi et déborde de vigueur. Je propulse mon fauteuil roulant, je me déplace rapidement et je manipule les portes de manière à ne pas retenir indûment les personnes qui les maintiennent ouvertes. Sous ces dehors, il existe un être beaucoup plus fragile qui a besoin qu’on l’aide à gravir une pente, à ouvrir une porte quand elle est trop lourde et à monter et descendre ces maudites marches. Parce que je suis un homme, je possède la force physique nécessaire pour réussir à venir à bout même d’une moquette épaisse. Mais fin 2016, cette pression physique et mentale qui me poussait à avancer a subi un coup d’arrêt brutal.

 

© Banque mondiale



Il fallait en finir avec cette pression. Je devais guérir. Je n’avais pas le choix. Je ne pourrais travailler et retrouver ma table de montage avant plusieurs mois.
 
Lorsque je suis revenu à mon film et à ces heures passées en Jamaïque aux côtés de Patrick Rodin, je savais ce que je voulais raconter. Et j’aurais bien aimé disposer d’un temps illimité pour le montrer. Toutes les cinq minutes ou presque, je devais me remettre en tête qu’il m’était impossible de faire rentrer tout ce que Patrick et moi avions à dire dans un format de dix minutes. Ce qui est certain, c’est que je voulais montrer tout ce qui est possible dans deux pays totalement différents, à force de temps, d’amour et de bienveillance.

Dans son phrasé jamaïcain, Patrick dit mieux que moi ce que c’est de se retrouver dans un fauteuil roulant : « Quand je ne croise personne comme moi, je me demande au fond si je ne suis pas tout seul. Quand quelqu’un s’approche de moi en fauteuil roulant, je ne suis pas seul. » Patrick et moi faisons partie d’une communauté mondiale d’handicapés de plus en plus connectée. Nous nous retrouvons sur Internet et nous faisons peu à peu entendre notre voix, dans les vlogs et les forums. Je suis convaincu que cet élan sera formidable, transformateur et inspirant, étant donné son envergure mondiale. Une pandémie bienfaisante qui soigne au lieu de détruire.

© Laura Fravel

Patrick réaménage un minibus qui promet beaucoup. « On pourra transporter cinq personnes avec leur fauteuil roulant », explique-t-il. « Ça me plaît énormément, j’adore. Et j’adore l’idée que cinq ou six personnes en fauteuil puissent se rendre et être vues ensemble au même endroit. »

S’entasser dans une camionnette pour aller faire des courses chez l’épicier n’a rien de très révolutionnaire. Mais pour Patrick et ses amis, il s’agit avant tout d’être vus, remarqués et pris en compte. Beaucoup d’handicapés pauvres vivent en milieu rural, où l’accessibilité est inexistante, ou s’enferment chez eux, abattus. Absents du champ de vision des valides et exclus de leurs pensées. Quand les Jamaïcains verront des handicapés dans leur univers, ils comprendront la nécessité d’aménager l’espace. Patrick est d’abord un leader et un mentor pour sa communauté, et, en second lieu, un mécanicien.

Moi-même, je me vois à présent sous diverses facettes. Je suis monteur et graphiste vidéo de profession, mais également éducateur. Je peux utiliser l’espace offert par la Banque mondiale pour témoigner du quotidien de personnes comme Patrick. Je peux faire qu’elles soient vues, remarquées et prises en compte. Je veux être cette force qui change à la fois le regard et la législation sur les handicapés. C’est plutôt audacieux pour un vidéaste inconnu et réfractaire à l’idée de faire du droit ! J’espère que cela révèle combien cette expérience m’a transformé.

Quand finalement j’ai achevé mon film, on m’a demandé de le projeter à New York, à l’occasion de la dixième session de la Conférence des États parties à la Convention sur les droits des personnes handicapées. Le légendaire bâtiment des Nations Unies était rempli de représentants de pays qui, à l’instar de la Jamaïque, ont pris l’engagement d’améliorer l’accessibilité des  personnes handicapées. Nombre de participants étaient en fauteuil roulant, comme moi ; certains étaient aveugles, d’autres sourds ou souffraient d’un autre handicap. J’étais avec les miens.

© Laura Fravel

​À la fin de la projection, lorsque la salle s’est rallumée, l’un des délégués a demandé si je pouvais aller en Afrique réaliser un film sur le handicap dans son pays. Un autre m’a instamment prié de faire un sujet sur les personnes handicapées et pauvres, qui sont confinées chez elles. Un groupe a même souhaité se faire photographier tout sourire avec moi et mon fauteuil. Autant de marques d’intérêt qui me motivent à me consacrer davantage au récit de toutes ces avancées qui, dans quelques décennies à peine, deviendront la nouvelle norme pour des millions de personnes handicapées dans le monde. Vous n’avez pas fini d’entendre parler de nous…
 


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